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Chroniques
Nils Petter Molvær
Ghosts | Les revenants
Avec une œuvre qui couvre toute la seconde moitié du XIXe siècle, depuis Catilina (1850) jusqu’à Quand nous nous réveillerons d’entre les morts (Når vi døde vågner, 1899), Henrik Ibsen (1828-1906) contribue à la naissance du théâtre moderne. De fait, le Norvégien délaisse peu à peu l’inspiration historico-folklorique de ses premières pièces, marquées par la lecture de Shakespeare et de Schiller, pour mettre en scène les travers d’une bourgeoisie qui l’étouffe – les vingt-sept années passées hors de son pays, dans des villes telles que Rome et Munich, témoignent d’un profond malaise. Sa critique va s’affiner au fil du temps, usant d’abord de la loupe puis du scalpel, avec une acuité psychologique qui gagne en exigence. Désormais, les ressorts du drame n’impliquent plus des entraves extérieures de l’âme mais le retour d’erreurs lointaines, comme l’explique Michel Meyer :
« la tragédie du quotidien, chez Ibsen, c’est ce passé qui remonte et frappe ceux qui croyaient l’avoir définitivement enterré. C’est ici que se marque le mieux l’opposition du romantisme et du réalisme. Le héros romantique désespère d’une réalité qu’il ne peut plus surmonter, faite d’espérances déçues ou impossibles. Fruit de la Révolution et des régressions qui ont suivi, le romantisme s’est inscrit dans une société qui se bloquait, offrant au sentimentalisme et à l’imaginaire les seuls moyens de la rendre plus ou moins supportable. […] À l’inverse, le réalisme est plongé dans les pesanteurs du social. Il ne les nie pas : elles sont là, déterminantes, comme le destin dans la tragédie grecque. Le sort de chacun est marqué par le poids de l’Histoire mais se traduit en une histoire individuelle » (in Henrik Ibsen, Drames contemporains, Librairie Générale Française, 2005).
Chef-d’œuvre de concentration dramatique, Les revenants (Gengangere, 1881) réunit quatre personnages autour d’Hélène Alving, veuve d’un capitaine contrainte aux aveux lorsque son fils Osvald souhaite épouser leur jeune domestique Regine : le menuisier Engstrand, proxénète occasionnel, n’est que le père adoptif de Regine ; son géniteur, c’est le capitaine, homme débauché qui, de surcroît, a transmis la syphilis à un fils déclinant. Le pasteur Manders s’avère un troisième père désastreux, dont la morale rétrograde contraint les femmes à la soumission. Les revenants, ce sont des comportements qui se répètent (le maître séduit la bonne), mais aussi « ces idées courantes que le monde admet sans contrôle » (Oswald, Acte III). Jugée dangereuse à l’époque avec ses sujets sensibles (inceste, euthanasie, etc.), la pièce fait l’objet aujourd’hui d’un ballet filmé avec soin par Tommy Pascal, en février 2017, à Oslo.
Il fut conçu par Marit Moum Aune (création et direction), Cina Espejord (chorégraphie), mais aussi par les principaux artistes de Den Norske Ballett (Ballet national norvégien), invités à improviser les scènes les plus émotionnelles durant les répétitions – le conseil à suivre pour vaincre les inhibitions : « cela n’a pas besoin d’être bon pour être utile ». Les corps qui s’attirent tranquillement, naturellement (Oswald et Regine) s’opposent à ceux qui agrippent, ceux qui s’accrochent, quand s’immisce la notion de domination (Engstrand à Regine, Mme Alving à Manders). Notons la présence inhabituelle de préadolescents, encore à l’école de danse, qui apportent une fragilité touchante à l’ensemble, et celle de la trompette de Nils Petter Molvær (né en 1960). En effet, ce pionnier de la fusion entre jazz et électronique assure quelques accords sur scène, en plus de signer une bande-son dépouillée, oscillant entre tendresse (harpe) et sauvagerie (percussions).
LB