Dossier

entretien réalisé par nicolas munck
toulouse – avril 2014

Philippe Hurel | Les pigeons d’argile
portrait du compositeur autour d’une œuvre

création mondiale au Théâtre du Capitole, Toulouse
Anaclase recueille les propos de Philippe Hurel sur son premier opéra
© gP

Avant d’assister à la création de l’opéra de Philippe Hurel, Les pigeons d’argile, nous retrouvons le compositeur en milieu d’après-midi, Place du Capitole, pour échanger sur les différents enjeux de cette première expérience dans le champ lyrique.

Une première question nous vient immédiatement : comment avez-vous envisagé l’écriture vocale et le traitement de l’orchestre tout en préservant l’essence de votre langage ? Par ailleurs, dans quelles mesures les différentes pièces vocales de votre catalogue (Espèces d’espaces, Cantus) ont pu servir de guide à l’élaboration de cette nouvelle partition ?

Revenons tout d’abord à Espèces d’Espaces (2012). Les passages les plus lyriques, les plus opératiques de cette pièce, sont contrebalancés en permanence par un traitement abstrait et moins net de l’orchestre (notamment d’un point de vue mélodique). Dans cette première tentative d’opéra, je me suis constamment posé la question de la dialectique entre un orchestre fusionnant, post-spectralisant, et une voix qui s’y insère mais dont on doit tout comprendre. En fin de compte, ce n’est pas la voix en tant que telle qui m’intéresse, mais sa relation à l’orchestre. Il ne s’agit jamais d’une voix accompagnée (à de rares exceptions près). Dans cet opéra, tout est mis en œuvre pour un contrôle des équilibres et la perception de la voix malgré l’orchestre. J’ai beaucoup travaillé sur cet aspect. Afin d’y parvenir, j’ai développé une pulsation cachée, sorte de « pulsation fantôme » de la voix qui produit une forme de nervosité, de rythme omniprésent y compris dans les mouvements très lents de manière à ce qu’on ne tombe jamais dans les clichés de la voix opératique. J’ai toujours mis l’accent sur une voix dynamique, nerveuse, agité, tendue. Toute une réflexion était à mener en ce sens. J’ai donc essayé de dresser un catalogue de ce que je voulais à tout prix éviter : les notes répétées, les procédés d’écriture post-debussystes, la déclamation à la française, etc. Ainsi, j’ai beaucoup chanté, vocalisé, parlé les phrases de Tanguy Viel, avec beaucoup d’intuition au débutpuis en les retravaillant afin qu’elles puissent prendre place dans l’espace orchestral. Lorsque j’ai commencé à orchestrer, je me suis rendu compte qu’il y avait une nette différence entre la voix parlée et celle dans sa relation à l’instrumental. Ce dernier doit aussi respirer et j’ai toujours fait en sorte de maintenir une souplesse dans les voix (en étirant ou en compressant leur espace après la première notation intuitive) selon les besoins de l’orchestre. Parfois, des phrases qui tenaient dans des mesures à quatre temps ont fini par se retrouver sur des carrures de cinq. C’est assez drôle, car j’ai fait en sorte de développer des carrures simples pour la mémoire des chanteurs, mais avec ces révisions successives de carrures, j’ai fini par rajouter une croche par ci, un contretemps par là, produisant des structures beaucoup plus instables. Mais sur ce point, la mise en scène guide considérablement les chanteurs et leurs apprend à oublier ces enchaînements de mesures. En ce cas, c’est bien le corps qui leur donne carrures et pulsations et la mise en scène devient un support physique à la mise en place.

Dans cet opéra où le livret prend de nombreux aspects cinématographiques, la voix, proche du parler, semble se développer dans une prosodie naturelle. Comment est-elle générée ?

Pour la question du « naturel », pas tout à fait car les intervalles sont tout de même complexes, voire un peu tordus. Lorsque les chanteurs ont commencé le travail de leurs côtés, ils demandaient en permanence : « mais pourquoi cet intervalle, ce saut ? », ce à quoi je répondais « tu verras avec l’orchestre ». Autrement dit, ils avaient demandé des ossia à certains endroits, mais ils ont compris dès les répétitions qu’un intervalle prend toute sa nécessité dans l’équilibre avec l’orchestre. Ce n’est donc pas une musique qu’on aurait pu orchestrer car il était nécessaire de traiter en simultané l’écriture vocale et son interaction avec l’effectif instrumental. J’ai d’ailleurs commencé par une écriture rythmique des voix avant d’ajouter les hauteurs et de mettre en route l’orchestre. C’est un travail tout à fait passionnant. Vocalement, et comme j’emploie tous les intervalles possibles et imaginables, il n’y a pas de règles ou de systématisme. Tout vient plutôt du rapport harmonique en relation avec des accords (spectres) obtenus par calcul. La voix a donc une très grande liberté qui me permet de coller au plus près du texte. Je ne me suis pas du tout contraint en utilisant un type d’intervalle, même si l’on pourra sûrement déceler quelques obsessions personnelles (sauts de septième, sixtes, etc.). L’essentiel était la compréhension du texte.

Tito Ceccherini, Marianne Clément et Philippe Hurel : répétitions à Toulouse
© patrice nin | répétitions

Dans les entretiens réalisés par le Théâtre du Capitole, les chanteurs reviennent notamment sur la dimension virtuose de votre écriture. Il semble qu’elle oscille entre les exigences du genre, un « rythme naturel » et une dimension plus « groovystique ». Comment se mêlent ces différentes approches ?…

J’ai chanté, annoté, déclamé tout le livret et j’ai décidé, dès le début, de ne pas me contraindre à des formules intervalliques ou à des rythmes spécifiques. Si l’on réalise une analyse, a posteriori, on va en trouver. Il y a un certain nombre de choses qui n’appartient qu’à cette pièce et qui n’existe pas dans Cantus, par exemple, où s'entend une ritournelle permanente. Tout cela est venu d’une manière de chanter et de vocaliser chaque rôle. Prenons l’exemple du personnage de Charlie. Elle chante toujours de façon assez éthérée sauf lorsqu’elle s’en prend à Patty, pendant sa détention, avec un ton agressif et très incisif. En revanche, Toni développe un « chanté-rythmique » du début à la fin. La femme flic est saccadée, rythmique, etc. Pendant l’écriture, j’ai écouté beaucoup de jazz et de musique populaire, non pas pour m’en inspirer mais pour retrouver ces clarté et simplicité de l’émission vocale et de la compréhension. La difficulté et le pari de cet opéra étaient donc de respecter et conserver les qualités expressives de la voix d’opéra non sonorisée, alliées à mes caractéristiques d’écriture. Difficile d’en dire plus, car ce travail a été très intuitif. J’en tirerai probablement des conclusions dans l’année à venir.

Un tel traitement vocal implique forcément un rapport particulier à l’orchestre, peut-être plus resserré. Dans ce cadre, il est sûrement plus difficile de faire appel aux micro-intervalles ou à des effets de fusions de textures. N’est-ce pas une forme de renoncement ?

Finalement, pas tant que cela et surtout moins que je ne l’aurais cru. En réalité, cet orchestre est assez peu différent de celui que j’utilise dans des pièces comme Flash-Back, Tour à Tour, et je ne me suis pas senti dépossédé. Il faut dire que je suis resté vigilant sur ce point. Ainsi, dès que la voix prenait une place importante, j’ai toujours essayé de trouver des astuces pour mettre en lumière l’orchestre. Un exemple : lorsque la voix se trouve dans le médium, je m’arrange pour orchestrer avec trois ou quatre sons dans le grave (quelques notes d’un objet harmonique déjà développé). Pendant un quart de seconde, on se retrouve dans une situation presque classique – une voix accompagnée juste le temps d’une syllabe – avant de retrouver des clarinettes en micro-intervalles, des cordes entrecroisées et tout ce qui reste à la base de mon travail harmonique et orchestral. Dans ce type de situation, la voix a déjà été entendue et s’insère dans un jeu de dynamiques et de registres. J’ai donc trouvé des solutions pour ne jamais renoncer à mon originalité. Les seuls endroits où je suis resté plus en retenue sont dans de simples dialogues où l’orchestre doit jouer un rôle de ponctuation, à la manière de récitatifs. On peut y retrouver des objets harmoniques simples, tempérés, etc. Ces procédés sont utilisés afin de garantir une différenciation entre les monologues d’importance et ceux qui ont un rôle moins spécifique dans la trame dramatique. Par exemple, la femme flic propose toujours une cigarette aux gens qu’elle rencontre – Tanguy Viel s’est beaucoup amusé de cette redondance. Il est évident que lorsqu’on orchestre cette simple phrase (« une cigarette ? »), il n’est pas question d’utiliser cinquante trombones et cinquante tubas ! Pour autant, il ne s’agit pas de se contenter de deux pizz’. Des solutions sont donc à trouver : traits descendants de clarinettes, un quart de ton qui traîne, un objet harmonique complexe. Il faut chercher à rester soi-même en permanence malgré les orientations et le poids du texte littéraire. Là encore, un travail passionnant.

Le livret comporte de nombreuses didascalies orientant la perception qu’on peut avoir de chaque personnage. L’orchestre et le traitement instrumental est-il à voir comme une sorte d’environnement psychologique de ces personnages ? Y a-t-il une distinction entre les informations fournies par le texte littéraire et le texte musical ?

le baryton Aymery Lefèvre, en répétition de Les pigeons d'argile, à Toulouse
© patrice nin | répétitions

Oui absolument. Il y a un exemple remarquable (au sens strict du terme) à propos de Pietro dans l’Acte I (scène d’ivresse). J’avoue que je suis assez content d’une orchestration que je n’aurais probablement jamais utilisée dans le contexte du grand orchestre. Afin de retranscrire cet effet d’ébriété, tout l’effectif joue avec sourdines, vibrato (également imité chez les bois) dans un tremblement généralisé. J’ai donc imaginé une musique « saoule » dans l’univers de quelqu’un qui verrait double. Hors contexte, on ne le comprendrait pas, mais cette couleur étrange fonctionne bien dans la description du personnage, presque psychologique. Je ne m’en suis toutefois pas servi pour marquer musicalement le personnage lorsqu’il apparaît dans d’autres scènes. Dans celle du premier acte où, en vieux socialiste aigri, il déclame un texte de désespoir, j’ai misé sur une musique assez complexe : les steel-drums déclenchent des cuivres avec sourdines dans un mélange étrange. J’ai beaucoup travaillé pour obtenir cet effet de déliquescence. Traitée dans un registre aigu (dans des zones fatiguant beaucoup le chanteur), sur un timbre orchestral mouvant, la voix semble d’une grande fragilité. Je pense avoir trouvé un procédé qui fonctionne. Lorsque la femme flic apparaît, la musique est simple : continuums de pizz’ défectifs, doublés d’altos et contrebasses avec parfois bassons et contrebasson.

On est là dans une situation orchestrale tout à fait traditionnelle. Néanmoins, j’ai rajouté des accents décalés aux steel-drums complexifiant le timbre et l’écriture rythmique. En quintolets et sextolets sur le débit de doubles de l’orchestre, la voix déclame une série d’idées toutes faites. En écrivant ce passage, je me suis demandé s’il serait pertinent de conserver ce principe d’orchestration (continuum), jusqu’au moment où j’ai songé à intégrer un instrument jouant en l’air avec un timbre caractéristique. J’ai donc réexploité ce steel-drum dans une autre fonction – l’homme soûl faisant place au développement rythmique. De la même manière, au début de l’Acte II (Patricia captive) j’ai utilisé pour la première fois un grand accord de cordes, très large, avec un interstice pour que la voix de Vanina Santoni puisse passer. Afin de typer cette plainte, qui vient à intervalles réguliers, je me suis dit que cette orchestration-cordes n’était pas suffisante. Il manquait une couleur sombre, un peu glauque. Le steel-drum était une idée toute simple dans un cas, les sourdines une idée toute simple dans un autre et il fallait trouver quelque chose de cet ordre. De manière économique, j’ai donc utilisé une trompette avec sourdine wa-wa qui vient colorer l’accord de cordes sur chaque plainte. L’orchestration se fait alors leitmotivique, en quelque sorte. Formellement, et après le début et le prologue qui est une anticipation de ce qui va se passer par la suite, on se rapproche progressivement de ce qu’on a déjà entendu. Musicalement, je suis parti d’une situation globale, dans le deuxième acte, je caractérise mes personnages et lorsqu’on retrouve la situation initiale tout se fond en une seule et même musique. De ce point de vue, je réexploite ce que je sais faire, à savoir contaminer des situations hétérogènes dès le départ. Bien sûr, et comme le texte n’est pas linéaire – notamment avec les montages successifs –, il n’est pas possible de lancer un grand processus. Il fallait donc que je retrouve la situation initiale du prologue où les cordes jouent avec peu d’archet, sul ponticello, trémolos très vifs avec balayages rythmiques, trois pour deux, etc., par palier successifs et sans que l’auditeur s’en rende compte. La musique du flic, en pizz’, peut ensuite accompagner d’autres chanteurs, le chœur du ball-trap (en 4+3+2 un peu post-Bartók) finit par se confondre avec les pizz’ de la flic. Dans le troisième acte, je me suis amusé à trouer la structure rythmique, pour laisser passer duo et trio, et il ne reste que quelques impacts. C’est la même musique, mais présentée sous des éclairages différents. À la fin, les cinq personnages se retrouvent au-devant de la scène, hors décor, et leurs parties sont toutes équivalentes. Ce n’est pas une chose que j’ai vraiment formalisée, mais qui s’est réalisée peu à peu. C’est entre l’empirique et le formel.

répétition de Les pigeons d'argile : Philippe Hurel et le chef Tito Ceccherini
© patrice nin | répétitions

Finalement, il s’agissait de construire une cohérence structurelle et formelle avec la contrainte d’un livret en cours d’élaboration et envoyé au fur et à mesure…

Absolument ! Pour en revenir à la femme flic, on pourrait dire qu’il s’agit d’une série de variations : d’abord continuum rythmique avec impacts de steel-drums, ensuite réitérations avec quart de tons de bois et de cordes qui jouent dans les espaces du chant avant d’être rongée par l’entrée des cuivres. Au moment où Toni et Patty entrent dans la banque, ce motif est privé de pulsation, comme dans une situation d’attente. Sur des projets comme celui-ci, avec une pression continue du chronomètre, il est difficile de savoir où l’on va. Il faut donc faire confiance à une sorte d’énergie vitale, car si l’on cherche à tout formaliser, c’est impossible. Par ailleurs, formaliser sur le texte de quelqu’un, c’est aller contre le texte. Il faut accepter que le texte apporte ses idées ; une grande part de l’écriture musicale vient du texte lui-même. Il serait d’ailleurs amusant de faire une analyse génétique, a posteriori, pour voir précisément ce que le texte induit dans l’écriture musicale. Je pense que j’apprendrais beaucoup de ce retour. J’ai été frappé de constater clairement, dès les premières répétitions avec piano, ces principes d’agencements, de contaminations, de disparitions. On ne se refait pas ! J’écris comme cela ma musique d’ensemble, celle d’orchestre et c’est donc logiquement revenu à la surface, mais avec cette contrainte du texte. Il faut rester au service de l’écrivain. Ensuite, le metteur en scène se met au service de l’écrivain et du compositeur. C’est une sorte de relais de pouvoir qui ne marche que si l’équipe s’entend bien et nous avons eu cette chance.

Contrairement à ce qu'on aurait pu imaginer, cet opéra ne fait pas appel à un dispositif électronique. Pourtant, le livret (et par conséquent la mise en scène) joue sur la multiplication d’espaces et de temps narratifs – notamment dans l’Acte II. L’électronique n’aurait-elle pas pu jouer ce rôle ? N’avez-vous pas regretté de ne l’avoir à disposition ?

Dans l’exemple auquel vous faite référence, l’idée d’espace est assez claire et visuelle, de par la petitesse du plateau. D’autre part, il n’y a jamais une multiplication de personnages dans les différents espaces. Tanguy Viel n’a pas compliqué à loisir cet investissement scénique. Cela reste gérable musicalement, malgré des difficultés certaines pour la mise en scène. Pour ce qui est de l’écriture acoustique, elle a permis de simplifier beaucoup de choses. Avec le technologique, j’aurais peut-être eu la tentation de chercher des solutions complexes de traitements là où la situation l’était déjà suffisamment. Mais il est vrai qu’au moment au Charlie commente l’action, on aurait pu imaginer une voix off avec traitement électronique. Dans cette pièce, finalement, je ne regrette pas du tout le dispositif électronique. Par ailleurs, l’utilisation d’un orchestre, parfois synthétique, très spectralisant, peut le suggérer dans le champ acoustique. Souvent, il joue un rôle de synthèse de la voix et crée une dialectique entre instruments et voix. En fait, et pour que j’accepte moi-même que la voix soit si lyrique, il fallait un contrepoids, un antidote. Mon travail va en ce sens. Lorsque la voix est dans une forme de simplicité, mon degré de complexité devait s’exprimer ailleurs. On est donc pris entre deux perceptions marquant une réflexion postmoderne de l’acte musical. J’ai pris le temps de réfléchir avant d’accepter ce projet et d’assumer cette dichotomie entre le monde de la voix et celui de l’orchestre. Mais j’ai l’impression que ce n’est pas quelque chose auquel on pense dans cet opéra resserré. Je dois aussi avouer que je suis de plus en plus amoureux de la voix, même lyrique, et suis donc de moins en moins gêné par le problème stylistique que cela peut poser. Mais cette voix m’intéresse, ne me plaît que si l’on comprend ce qu’elle cherche à dire. J’ai donc été vigilant sur ce point, car si l’on s’accroche au sens la voix perd une forme de lyrisme qui pourrait sembler datée.