Chroniques

par hervé könig

Piotr Tchaïkovski
Symphonie en si mineur Op.74 n°6 « Pathétique »

1 SACD Philips (2005)
475 6197
Piotr Tchaïkovski | Symphonie n°6

L'enregistrement de la Symphonie en ré mineur n°5 réalisé par Valery Gergiev à la tête du Wiener Philharmoniker, et disponible dans les bacs depuis l'hiver 1999, se complète à présent de la précédente et de la suivante, révélant la cohérence de ce que l'on a appelé le cycle du destin, Piotr Illich Tchaïkovski plaçant sous le signe d'un fatum capricieux ses trois dernières symphonies.

En 1887, il inaugurait le projet en écrivant la Symphonie en fa mineur n°4 que le patron du Mariinski ouvre un peu sèchement aux cuivres, ménageant une lenteur empoisonnée au thème de cordes de l'Andante sostenuto ; quatre tempi parcourent le premier mouvement, qui autorisent une lecture pleine de surprise, le second thème s'avérant ici nauséeux à souhait, et comme assoupi dans son malaise, tandis que les accents de violons couplés aux timbales sont d'une cruelle crudité [Philips 475 6196]. Gergiev ose la surenchère d'effets, les contrastes choquants, mais aussi la suspension et le silence parfois prolongé, dans une interprétation qui ne s'illusionne pas – les salves jubilatoires ne le sont jamais complètement, par exemple – et dont l'enthousiasme doit surmonter des chutes répétées s'épuisant en une tristesse infinie. Après le roulement fatal, il invite les musiciens de la formation viennoise à soigner la tendresse, dans une articulation douloureuse et en même temps très libre. Bien sûr, l'on sent ici sa grande expérience de la fosse. Dans une certaine lourdeur, Gergiev affirme ensuite l'élégance un peu lasse du deuxième mouvement (Andantino in modo di canzona), unechanson qui semble vouloir s'échapper d'un cadre restreint sans jamais y parvenir. Le Scherzo devient très nettement, sous sa battue, un mouvement de ballet, laissant s'exprimer l'excellence des cordes viennoises, parcourant en bondissant une partition dont Gergiev articule avec facétie les diverses péripéties. La danse des bois n'est pas en reste : les timbres sont soignés, la couleur savamment dosée, sur une marche de cuivres délicatement étouffée. Tout cela s'achève dans un Finale jubilatoire et festif, avec cependant une partie centrale amorcée comme une méditation triste qui se développe avec véhémence jusqu'aux accents les plus tragiques, comme le retour de la sonnerie de cuivres du début, proprement terrifiant. Nous ne sommes pas au ballet, cette fois, mais plus certainement à l'opéra.

Un an plus tard, Tchaïkovski compose sa Cinquième, et ce n'est qu'en 1893 qu'il signe la dernière. Cette Symphonie en si mineur n°6 dite Pathétique fut créée à Saint-Pétersbourg sous la baguette de son auteur, le 27 octobre 1893, une semaine avant la mort qu'elle semblait tant vouloir annoncer. Tchaïkovski n'était pas malade, pourtant, et c'est en buvant imprudemment de l'eau non préalablement bouillie qu'il contracta dans les jours suivants un choléra meurtrier ; mais, les artistes ont souvent de ces prémonitions, ajoutant à la teneur d'un programme symphonique développé sur trois œuvres une actualité soudain effrayante. Dans la notice de ce disque, Valery Gergiev déclare d'ailleurs considérer la Sixième comme « le document qu'il [Tchaïkovski] voulait laisser à ses héritiers. C'était, musicalement parlant, ses dernières volontés et son testament ».

Rétif à une exagération de la lenteur de l'Adagio initial, Gergiev favorise la magie des timbres. Ici aussi, le silence est son meilleur allié, suspendant le souffle d'une œuvre qui semble avoir du mal à commencer. On appréciera ensuite la clarté d'énonciation avec laquelle il enchaîne l'Allegro non troppo. Étrangement, il n'y a pas de discontinuité dans la lecture de ce mouvement, sans que la mobilité des tempi soit pour autant consciemment perceptible. Et en même temps, la battue ne précipite rien, s'ingéniant au contraire à une intelligibilité étonnante. Le lyrisme n'en sera que plus exalté ! L'arrivée du deuxième climat du mouvement, où le destin frappe soudain, est d'une violence terrible : l'expressivité annonce des apocalypses dépassant tout théâtre. Certes, Gergiev use d'effets, mais dans la rhétorique romantique la plus tragique, avec une profondeur presque dérangeante qui rappelle son enregistrement de la Symphonie Fantastique (Berlioz), à la tête de la même formation. La fin du mouvement se fait dans un calme inquiétant. L'Allegro con grazia suivant est une danse exquisément élégante, un rien nauséeuse – comme le second thème du premier mouvement de la Quatrième – dans son irrégularité qui en fait une sorte de bal de spectres, ce qui n'exclue pas le brio avec lequel Gergiev dessine le mouvement. Le troisième mouvement débute dans une fièvre angoissante, bien qu'habitée d'une certaine joie, en tout cas d'effervescence déroutante qui rappelle les ballets de Tchaïkovski. L'urgence impérative et roborative culmine pour introduire un Finale proprement déchirant, où le chef russe porte très haut la plainte, sans l'échapper de la profondeur qui nourrit toute sa lecture, de sorte qu'on est tenté de parler d'une souffrance copieuse, celle d'un être en pleine santé, d'un être fort qui, par sa force même, est peut-être amené à souffrir plus. L'extinction n'est soulignée par aucun étirement, ce qui rend la conclusion d'autant plus poignante et brutale.

De même que celui de la Cinquième, ces captations ont été faites dans le vif de concerts, respectivement en septembre 2004 pour la Pathétique et en octobre 2002 pour la Quatrième, au Musikverein.

HK