Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Hervé Billaut et Guillaume Coppola
Bonis – Chabrier – D’Indy – Falla – Fauré – etc.

1 CD Eloquentia (2021)
EL 2158
Hervé Billaut et Guillaume Coppola rêvent ensemble d'Espagne !

Parcourant les salles de concert depuis près de deux décennies, le duo pianistique formé par les excellents Hervé Billaut et Guillaume Coppola [sur le premier, lire nos chroniques du 15 juin 2013, des 23 et 27 août 2014 ; à propos du second, celles du 29 mai 2012, du 25 avril 2017 et du 9 juin 2018, ainsi que notre critique du CD Schubert, alors salué par toute la rédaction] s’est, cette fois, lancé non dans une exploration de la musique espagnole à proprement parler mais dans quelques rêves d’Espagne, selon le titre du présent album, concentré sur un certain goût français pour les rythmes, les sons, la lumière et les thèmes littéraires qui font le charme de l’outre-Pyrénées.

En compagnie de sept compositeurs – neuf, si l’on compte André Messager et Gustave Samazeuilh en leur qualité d’arrangeurs des opus originaux –, ils offrent, sous label Eloquentia, un parcours qu’ils enregistrèrent en novembre 2020, à l’Auditorium Dutilleux de Paris, ville alors confinée dont le pesant immobilisme nécessitait plus que jamais qu’on y rêvât, en effet. Comme nous le rappelle la musicologue Florence Launay dans la notice du CD, c’est en 1875 que le public de la Salle Favart découvrait Carmen dont Bizet avait puisé le sujet dans une nouvelle de Mérimée. Son cadet de trois ans, Emmanuel Chabrier partait vers la péninsule quelques années plus tard. Lors de ce séjour de plusieurs mois, il conçoit d’écrire une rhapsodie pour orchestre bientôt fameuse, España (1882), donnée ici dans la version pour piano à quatre mains mitonnée par Messager. Sous les doigts de Billaut et Coppola, nous en retrouvons la saveur festive et l’éblouissement, révélé par une précision confondante des diverses qualités de frappe comme du chemin de nuances.

Grâce à un intérêt assez nouveau pour nos compositrices – toujours nos colonnes ont plus que volontiers compté sur elles, comme en témoignent de nombreux articles alors qu’il n’était point encore question de la mode adoptée aujourd’hui… et pour combien de temps, d’ailleurs ? N’avoir jamais fait de différence entre artistes femmes et artistes hommes place le média en droit de s’interroger –, il devient plus fréquent de pouvoir entendre la musique de Mel Bonis. Ainsi de Les Gitanos Op.15 qu’en 1891 elle dédiait à son père, danse un rien sentimentale dont les interprètes livrent une lecture fort inspirée. Passé cinq ans, c’est Gabriel Fauré qui conclut Dolly Op.56, sa suite à quatre mains, par un Pas espagnol dont surprend le caractère, bien qu’il s’inscrive dans la verve de certaines de ses mélodies.

Le virtuose polonais Moritz Moszkowski hume à son tour l’ibérique parfum, avec ses Nouvelles danses espagnoles Op.65 de 1900. Le très lyrique, mais encore héroïque Allegro ma non troppo frappe du talon plus qu’à son tour, dans un appui flamenco peut-être plus vrai que nature qui n’échappe par à nos pianistes. Gracieux, ornemental et chantant, l’Andante médian déploie de ces ruses mélancoliques bien ancrées dans un romantisme tardif qui rencontre ici une souplesse d’approche des plus subtiles. Pour conclure, l’Habanera avance son pas chaloupé, galanterie con libertà, ainsi que l’affirme à plusieurs reprise la partition qui cligne des yeux vers Prends garde à toi.

Pouvait-on rêver l’Espagne sans inviter Ravel ?... C’est la version originale pour piano à quatre mains de la Rhapsodie espagnole (1907) que les musiciens ont élue parmi le vaste catalogue hispanisant du compositeur. Le mystère de Prélude à la nuit dépasse amplement l’inscription folkloriste des autres signatures au programme ; aussi en goûte-t-on la gravure soignée. Si Malagueña sacrifie plus au sujet, il déploie des trésors de couleur qui appartiennent très clairement à Ravel, ici parfaitement rendus. De même Guillaume Coppola et Hervé Billaut ne force-t-il jamais le trait dans la secrète Habanera qui s’ensuit, fascinante de séduction sévère. Enfin, le jeu s’épanouit follement avec Feria, donné dans un flamboiement inouï.

En 1919, Vincent d’Indy publie chez Rouart-Lerolle Sept chants de terroir Op.73 qui puise sa matière tour à tour en Provence, dans les plateaux ardéchois, au Japon, à Rome comme à la baie de Naples, quand il ne regarde pas vers Séville : ainsi de la Seguidilla, troisième numéro du recueil dont on apprécie l’abord fermement contrasté. À présenter les pièces au menu dans l’ordre chronologique qui n’est pas celui du disque, terminons par l’Habanera de Mel Bonis [lire nos chroniques du 29 mai 2012, du 16 octobre 2014 et du 20 août 2021], pénultième page des six que contient son opus 130, publié en 1930, à vertu pédagogique. La tendresse de ce Moderato un rien cafardeux nous le rend attachant.

L’exception qui vient confirmer la règle est gaditane : Manuel de Falla n’a pas rêvé l’Espagne… à moins qu’il ait eu à le faire durant son exil définitif en Argentine ! Mais ce n’est pas encore d’actualité lorsqu’il compose La vida breve, bref opéra en deux actes de 1905 dont la première n’eut lieu qu’en 1913 [lire notre chronique du 23 mai 2004]. En 1923, Samazeuilh en transcrivit pour quatre mains deux danses qui viennent ouvrir ce CD. On y admire la maestria de nos pianistes… et l’on en redemande !

BB