Dossier

entretien réalisé par bertrand bolognesi
lyon et malakoff – 30 octobre 2013

résurrection d’un Cavaillé-Coll
Claire Delamarche présente l’orgue restauré de l’Auditorium de Lyon

restaurer le grand Cavaillé-Coll de l'Auditorium de Lyon : un travail de fourmis
© claire delamarche

Du Trocadéro pour lequel Cavaillé-Coll le conçut en 1878 à l’Auditorium Maurice-Ravel de Lyon où il fut installé en 1977, en passant par le Palais de Chaillot (de 1937 à 1972), voilà un instrument qui connut bien des bouleversements. Sa vie, ici contée par sa conservatrice, Claire Delamarche (musicologue et responsables des publications de l’ONL), n’est assurément pas « un long fleuve tranquille » ! Restauré par les bons soins de Michel Gaillard de la Manufacture Aubertin, ce bel instrument sera inauguré le 13 novembre et reprendra de l’active en tant que créateur d’œuvres en juin prochain, pour la première européenne de Maan varjot de Kaija Saariaho.

Comment naquit cet orgue ?

Après avoir beaucoup brillé durant la première moitié du XIXe siècle, la facture instrumentale française pâlit du triomphe par lequel fut saluée l’arrivée de Steinway sur le marché international. C’est donc dans un esprit de revanche qu’Aristide Cavaillé-Coll présenta ce grand orgue à l’Exposition Universelle de 1878, comme une vitrine de l’industrie française. Construit dans le sillage de la Commune, et premier grand orgue de salle de concert, l’instrument du Trocadéro généra un nouveau répertoire, laïc et populaire, qui est en fait l’aboutissement d’un courant esthétique et de pensée longuement mûripendant les années qui précèdent. Outre les œuvres nouvelles de Franck, Widor, Guilmant, Saint-Saëns et d’autres, il fit redécouvrir les maîtres anciens à travers des œuvres du patrimoine organistique et des transcriptions de répertoires très divers, notamment de la main d'Alexandre Guilmant, jouées lors de concerts publics qu’on pourrait qualifier de « pédagogiques », d’une certaine manière. C’est au Trocadéro que Marcel Dupré donna, en 1922, une mythique intégrale Bach par cœur. Pour la première fois, le mélomane pouvait se dispenser d’une visite à l’église pour écouter cet instrument. Encore faut-il se rappeler qu’en France l’office religieux limitait drastiquement l’expression des organistes : c’était donc une aubaine pour ces derniers que de pouvoir enfin libérer leurs doigts d’un tel carcan.

Au Trocadéro puis à Chaillot, comment vécut cet orgue ?

Après la mort de Guilmant, en 1911, il connut une période qu’on peut qualifier de décadence. Il subit des travaux d’urgence, mais le salut arriva en 1937, lorsque le Palais de Chaillot succéda à celui du Trocadéro (un simple rhabillage, la structure métallique étant privée de ses extrapolations néo-byzantines au profit d’un style Art déco plus sobre). Victor Gonzalez (ancien apprenti de Cavaillé-Coll) l’adapta au goût du jour, néo-classique ; il ajouta de nombreux jeux pour favoriser une sonorité plus brillante, dépassant la nature « romantique » de l’instrument de Cavaillé pour retrouver certaines sonorités du XVIIIe siècle français. Cette « couche » correspondait également à la couleur appréciée par les compositeurs dès le deuxième tiers du XXe siècle – Jehan Alain, Maurice Duruflé, Olivier Messiaen. À Chaillot, on créa le Requiem de Duruflé et toutes sortes d’œuvres nouvelles, tout en conservant la volonté de faire découvrir la musique du passé. La liste des œuvres créées sur cet orgue est immense.

délicate gravure sur un tuyau du grand Cavaillé-Coll de l'Auditorium de Lyon
© claire delamarche, cornet solo bourdon

Depuis l’inauguration de Chaillot, le théâtre avait pris une place prépondérante avec la compagnie du Théâtre National Populaire. Sous la direction de Jean Vilar, puis celle de Georges Wilson, la cohabitation avec l’orgue se passa toujours en bonne intelligence. En 1972, le TNP fut transféré à Villeurbanne ; la compagnie du Théâtre National de Chaillot prit sa succession, dont Jack Lang fut le premier directeur. La première chose qu’il entreprit fut de restaurer le palais et la salle, très vétustes. À cette occasion, il fait démonter l’orgue qui, désormais en caisses, se trouve voué à un avenir plus qu’incertain. De fait, personne ne sait qu’en faire.

Et des caisses à l’Auditorium ?...

Pierre Cochereau, titulaire de l’orgue de Notre-Dame de Paris et directeur désigné du futur Conservatoire National Supérieur de Musique de Lyon, intervient personnellement auprès des diverses autorités pour que le tout nouvel Auditorium Maurice-Ravel achète au franc symbolique l’orgue de Chaillot. Ainsi ne serait-il pas détruit. L’achat des tuyaux, c’est une chose, mais l’installation par la ville de Lyon dans sa nouvelle salle de concerts en est une autre, bien sûr, qui coûta nettement plus cher. Les Gonzalez (le père Victor et Fernand le fils) ayant rendu l’âme, c’est Georges Danion, le mari de la petite-fille de Victor, qui l’effectua en 1977. Et là commencent de sérieux problèmes ! Danion « trafique » l’instrument à la recherche d’un son plus terne dans les fonds (raccourcissant notamment les flûtes harmoniques), plus agressif dans les anches (systématiquement raccourcies). Il rêvait d’un « orgue à tout faire », en quelque sorte, qui s’est bien plutôt avéré « à ne rien faire » : c’était ni plus ni moins castrer l’éloquence et le caractère d’un Cavaillé-Coll.

Comment réparer ?

La mission que s’est fixée Michel Gaillard – qui dirige une équipe de trois personnes, sorte de « structure volante » au sein de la Manufacture Aubertin – a été de « retrouver l’esprit qui dormait dans la matière », comme il l’exprime. Outre le simple travail de relevage – réfection des tuyaux abîmés, dépoussiérage, vérification de tous les éléments mécaniques, électriques, électroniques et pneumatiques – il a commencé par une réflexion sur la structure même de l’orgue, surélevant des sommiers pour en rendre le son éloquent, mieux défini, et gagner en spatialisation du son. Ensuite eut lieu un travail de chirurgien méticuleux, tuyau après tuyau, pour redonner leur longueur d’origine aux tuyaux coupés (près de trois mille), restaurer les bouches abîmées, retravailler les courbures des languettes et le peaussage des noyaux d’anches, égaliser l’ouverture des pieds, bref travailler l’harmonie de chaque tuyau afin de retrouver la rondeur, la variété, la poésie, l’éloquence de l’orgue de Cavaillé-Coll et de Gonzalez, en tenant compte bien sûr des contraintes propres à l’Auditorium Maurice-Ravel. L’harmonisation des jeux requière un dosage extrêmement minutieux, pour que ce véritable travail de fourmi aboutisse à l’idéal sonore que Michel Gaillard avait dès le départ en tête. Des jeux ont été intervertis ou décalés dans le but d’équilibrer les tessitures et de donner plus de personnalité aux différents plans sonores.

la restauration d'un orgue marie art et artisanat durant des mois
© claire delamarche

Quelques jeux nouveaux ont été ajoutés, à la place d’autres qui doublonnaient, au profit de possibilités plus riches. Les jeux jusque-là interchangeables ont acquis du caractère et de la variété : au lieu de flûtes passe-partout, on a dorénavant une belle flûte harmonique romantique, un véritable traverso baroque, une jolie flûte à bec… De même, les trompettes, bombardes et bassons déploient-ils à présent toute une palette avantageusement étoffée. Michel Gaillard a également recomposé les mixtures pour supprimer des suraigus inutiles qui faussaient l’édifice sonore. Cet orgue manquait de grave et d’assise : certains jeux furent donc décalés d’une octave vers le bas. Michel a passé des heures à faire parler des basses qui n’émettaient que du souffle, retrouvant par exemple une véritable contrebasse qui donne vraiment l’impression de coups d’archets sur la corde. Parmi les jeux ajoutés, une magnifique gambe au récit (qui donne elle aussi l’illusion du coup d’archet), une dulciane, une régale, une septième et deux chamades (trompettes horizontales très sonores, qui propulsent le son de manière presque percussive) qui faisaient défaut, mais encore le larigot du XVIIIe siècle français. Quand ils n’ont pas été spécialement fabriqués pour l’occasion, ces ajouts proviennent de jeux récupérés sur d’autres chantiers… voire achetés sur Internet !

Un aperçu de cette aventure ?

À Christophe Cailleux, Samuel Pinzler et Michel Gaillard se sont vite ajoutés des aides salariées, durant l’été, mais encore de nombreux bénévoles – des employés de l’Auditorium ont ainsi contribué au démontage, par exemple. On peut dire que le personnel du lieu a pris possession de son orgue, dans un incroyable enthousiasme. Michel est tellement fédérateur que même des bénévoles qui l’avaient aidé sur d’autres chantiers sont venus lui prêter main forte, et parfois de loin. En sus d’être une grande réalisation technique, cette restauration est donc également une belle aventure humaine.

Quel budget cela induit-il ?

Le budget global de l’opération, tous postes confondus, s’élève à environ trois cent mille euros taxes comprises.

L’inauguration de l’orgue restauré sera couronnée le 19 juin 2014 par une création…

Oui, une commande à Kaija Saariaho [lire notre entretien] entre dans le double cadre de l’inauguration de l’orgue restauré et d’une résidence de la compositrice finlandaise à l’Orchestre national de Lyon. Ainsi sa musique jalonne-t-elle toute notre saison, avec Nymphea Reflections le 7 novembre, Terra memoria le 1er décembre, Leino Songs le 12 décembre, Du cristal le 20 mars, Orion le 17 avril, puis Sept papillons et Nocturne le 27 mai. En juin sera créé ici son Maan varjot [Les Ombres de la terre] pour orgue et orchestre, par Olivier Latry aux claviers et Kent Nagano au pupitre [lire notre entretien]. La création mondiale aura eu lieu quelques jours auparavant sur l’orgue flambant neuf de l’Auditorium de Montréal. Lyon aura le privilège de la création européenne, puis l’œuvre résonnera sur l’instrument restauré du Southbank Centre de Londres, les co-commanditaires avec nous étant le Philharmonia Orchestra et l’Orchestre Symphonique de Montréal.

Avant cette création, le « nouveau » Cavaillé-Coll s’illustrera au fil d’un menu spécial...

inauguration du grand orgue Cavaillé-Coll|Gonzalez|Danion|Gaillard, à Lyon
© claire delamarche

Titulaire des orgues de Saint-Étienne-du-Mont (Paris) et de la cathédrale Notre-Dame de Verdun, Vincent Warnier est notre organiste en résidence pour deux saisons. Après l’inauguration par Michel Gaillard et Bernard Aubertin le mercredi 13 novembre, il sera présent dès le lendemain et jusqu’à la fin de la saison au fil d’un programme festif comprenant des rendez-vous chambristes, des concerts avec orchestre, avec chœur et solistes… Le 22 mars se tiendra un colloque sur l’histoire et le rôle artistique de notre orgue, les faits avérés mais aussi ses légendes (est-il vrai que Cavaillé-Coll aurait récupéré les tuyaux de Notre-Dame d’Auteuil pour construire celui du Trocadéro ?...), et le lendemain Vincent Warnier donnera un récital dans l’esprit du Trocadéro où seront mêlées des pièces créées sur l’orgue et des pièces anciennes originales ou transcrites : Alain, Bach, Bach-Duruflé, Couperin-Guilmant, Dupré, Duruflé, Guilmant, Händel-Guilmant, Messiaen, Widor. Le jeune organiste Thomas Ospital (une « figure » de la nouvelle génération) mettra en regard les Six Études-Chorals d’Escaich avec des chorals anciens signés Bach, bien sûr, mais encore Brahms, Buxtehude et Pachelbel, concluant par la Suite Op.5 de Duruflé (2 février). Avant l’interprétation du Requiem de Fauré (16 janvier), outre le traditionnel Noël baroque placé cette année sous les doigts d’Yves Castagnet (15 décembre), Thierry Escaich [lire notre entretien] passera du répertoire à l’improvisation en compagnie de Richard Galliano (22 novembre), puis François Espinasse, Yves Lafargue et Pierre Méa mêleront pieds et mains dans un programme fort éclectique où des œuvres de César Franck, Louis Vierne et Jehan Alain côtoieront des transcriptions « improbables » (Bartók, Händel, Mozart, Tchaïkovski et même Wagner ; 24 novembre 2013).

Surtout, quatre grandes pages pour orgue et orchestre marqueront cette inauguration (14, 16 et 19 novembre), quatre pièces dont trois qui connurent leur deuxième exécution publique sur cet orgue, après des créations vite oubliées. Ainsi du Concerto en sol mineur de Francis Poulenc dont Maurice Duruflé, son créateur à la Salle Gaveau (1939), affirmait au compositeur qu’il ne le rejouerait qu’à Chaillot (ce qui fut fait en 1941). Cyprès et lauriers Op.156 de Camille Saint-Saëns est une commande d’Ostende, en 1919 ; trois mois après la création mondiale en Belgique, c’est son interprétation sur l’orgue du Trocadéro qui satisfit réellement l’auteur. Saint-Saëns estimait de la même manière que seul l’orgue du Trocadéro pouvait traduire idéalement sa Symphonie en ut mineur Op.78 n°3, créée pourtant à Leeds. Quant à la Symphonie concertante Op.81 de Joseph Jongen, elle fut commandée par un grand magasin de Philadelphie qui par un orgue monumental « meublait » musicalement la vie du consommateur. En tant qu’étatsunien, Leonard Slatkin, le chef de l’Orchestre national de Lyon, a souhaité qu’on joue cette œuvre vraiment très connue aux USA et quasiment ignorée partout ailleurs. Il s’agit d’un véritable concerto que Virgil Fox joua et enregistra sur l’orgue de Chaillot en 1961, accompagné par Georges Prêtre et l’Orchestre de l’Opéra de Paris.