Chroniques

par vincent guillemin

Richard Strauss
Elektra | Électre

1 coffret 2 CD Deutsche Grammophon (2014)
0289 479 3387 8
Chistian Thielmann joue Elekta, l'opéra de Richard Strauss

Existe-t-il encore une place pour un nouvel enregistrement audio d’Elektra, au milieu des versions Karl Böhm, Wolfgang Sawallisch, Georg Solti, Herbert von Karajan et autres « monstres » straussiens ? Car si la vidéo apporte une autre perception des œuvres et laisse le champ libre à des mises en scène plus contemporaines que celle de Götz Friedrich au Salzburger Festspiele (1981), le son seul montre les lacunes des nouveaux arrivants plutôt que leurs qualités.

Quelque mois après la découverte par le public français d’Evelyn Herlitzius au Festival d’Aix-en-Provence dans l’Elektra de Patrice Chéreau [lire notre critique du DVD], Christian Thielemann donnait le même opéra à Dresde dans une mise en scène oubliable de Barbara Frey, avec la même chanteuse dans le rôle-titre et toujours Waltraud Meier en Klytämnestra. Cet enregistrement fut réalisé pendant le concert donné quelques jours après à la Philharmonie de Berlin. Il en ressort une prise de son décevante, relativement mal détaillée par rapport aux capacités techniques actuelles, assez mate et plus concentrée sur les voix que sur l’orchestre.

Loin de démériter, Evelyn Herlitzius – dont on connaissait l’enregistrement live d’Amsterdam, en sus de la captation aixoise – montre au disque des défauts qu’à la scène masquent ses qualités d’actrice. La voix est puissante et les aigus projetés, mais le vibrato est souvent trop présent, la prononciation baveuse et beaucoup de notes occultées, soit parce que le soprano débute ses phrases trop tard, soit parce qu’elle les raccourcit. Waltraud Meier, déjà Klytämnestra au CD en 1995 avec Daniel Barenboim, accuse désormais un manque de force et surtout une tension vocale trop lâche, tout en développant un timbre qui s’accorde plus à la mère criminelle. Lors du cri de détresse de sa mort, la voix fait douter au point de suggérer qu’il ait été réalisé par une autre chanteuse. Pour compléter le trio féminin, Anne Schwanewilms déçoit en Chrysothemis par un chant souvent altéré dans sa justesse et dans son souffle. Cette artiste, alors si prometteuse, semblait déjà en difficulté avec Thielemann dans Die Frau ohne Schatten [lire notre chronique du 1er août 2011 et notre critique du DVD] et accuse ici les mêmes problèmes dans une partie cependant beaucoup moins lourde que celle de l’Impératrice.

René Pape laisse une belle image sonore d’Orest, rôle pourtant court, alors que Frank van Aken déçoit en Ägisth ; il fait regretter qu’un tel enregistrement n’ait bénéficié de l’effet marketing (et vocal !) d’un Jonas Kaufmann ou d’un Klaus Florian Vogt. La voix grave de Peter Lobert s’accorde parfaitement au Tuteur d’Oreste, en Jeune serviteur Simeon Esper a la voix un peu aigre, alors que Matthias Henneberg tient avec simplicité le rôle du Vieux serviteur. Rien à dire du côté des cinq Dienerinnen, ni de Romy Petrick (Die Vertraute) et de Christiane Hossfeld (Die Schleppträgerin), parfaites pour ces rôles très courts.

Au pupitre, Christian Thielemann montre une approche relativement similaire à celle du DVD de Baden Baden avec les Münchner Philharmoniker, mais avec un orchestre plus léger : celui de la Staatskapelle de Dresde dont les ancêtres créèrent l’œuvre en 1909. Sa maîtrise impeccable lui permet de magnifier certains effets (les dernières mesures, par exemple). Mais ce contrôle omniprésent laisse trop peu respirer la fosse et engendre des baisses de concentration dans la première heure, alors que les climax impressionnants restent globalement dénués de l’extrême tension et du nerf des galettes de référence.

Rappelons que cette version n’est pas tout à fait intégrale puisqu’elle compte quelques-unes des coupures habituelles, notamment celle du monologue d’Elektra, ce qui décharge quelque peu la chanteuse principale. En revanche, elle possède l’avantage d’un livret trilingue anglais-allemand-français, chose devenue rare aujourd’hui. Rien de mauvais dans ce coffret donc, mais rien de suffisant non plus pour venir bouleverser une discographie pléthorique – à laquelle vient de s’ajouter la version live de Karl Böhm à Vienne (1965), avec Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Regina Resnik… et Gundula Janowitz en Cinquième servante !

VG