Chroniques

par bertrand bolognesi

Richard Strauss
Der Rosenkavalier | Le chevalier à la rose

2 DVD EMI classics (2004)
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Der Rosenkavalier, opéra de Strauss

Nous retrouvons l'équipe zurichoise appréciée dans Lulu – chez un autre label, il y a quelques mois [lire notre critique du DVD] – dans Der Rosenkavalier, filmé en 2004. Si l'approche de l'œuvre de Berg qu'avait eu Sven-Eric Bechtolf s'était largement avérée passionnante, on ne pourra en dire autant de sa vision de celle de Strauss. Le rideau s'ouvre sur une immense verrière formant un hémicycle qui délimite un jardin en tenue d'hiver ; la scène offre l'avantage d'un espace sachant évoquer discrètement Vienne (les ors des lignes fermes de la cheminée), tout en métaphorisant le drame de la Maréchale qui se sent vieillir par quatre arbres nus, siégeant dans sa chambre, pouvant être également autant de tiges géantes de rosier.

On saluera quelques trouvailles, comme celle de transformer le chanteur italien en automate à décoration orientale qui joue aux échecs, s'enraye, et chante comme une bonne machine ; non seulement la surprise obtenue est un atout, mais tout en parvenant à replacer assez finement l'action dans un contexte plus dix-huitièmiste, cette option échappe à la vulgarité souvent rencontrée dans ce passage sans pour autant déroger à la moquerie nécessaire. Le deuxième acte se déroule dans de vastes cuisines, avec tout ce que leurs ustensiles peuvent offrir de possibilités de gags, situées dans une salle basse dont le soupirail laisse deviner les silhouettes de la surface ; une armada de petits bocaux et d'assiettes se tient prête en fond de scène, tandis que les marmitons, et même Sophie, s'activent autour de Faninal en personne, arborant une toque : tout insinue donc que ce bourgeois a fait fortune dans l'artisanat gastronomique, ce qui est une idée lumineuse. Jusque là, tout va plutôt bien. Malheureusement, la mise en scène de l'Acte III situe le bordel dans le salon de la Maréchale ; un petit chapiteau avec paravent y a été dressé, on réutilise le guéridon du petit-déjeuner, et le tour est joué. Dans la mesure où Ochs et Léopold arrivent masqués et conduits par des tiers, où la maîtresse des lieux vient ensuite faire son Deus ex machina, ce n'est pas totalement incohérent. Et le livret parle bien d'une mascarade viennoise. Mais ce n'est plus du tout possible pour l'intervention de Sophie et de son père. L'idée de faire déambuler des spectres grotesques est plutôt bienvenue, contrairement à celle consistant à déguiser les laquais en insectes ; entre les spectres, la fausse veuve, les insectes, et les enfants ailés, comme autant de chrysopes bavardes, la scène devient complètement surréaliste. Cette accumulation finit par devenir drôle, mais le sujet de l'opéra passe à la trappe.

La distribution vocale est globalement satisfaisante, avec la Marianne irréprochable de Liuba Chuchrova, un chanteur italien idéal alliant la vaillance nécessaire au rôle à la couleur et au style les plus adéquats – Boiko Zvetanov. Alfred Muff est un Ochs généreusement sonore, pas trop balourd, qui ne révèle pas ses cartes dès le début, mais qui se montrera littéralement infect dans l'Acte II. Si la Sophie de Malin Hartelius est un peu mièvre et desservie par un timbre plutôt grêle, elle pose merveilleusement ses aigus, et offre un certain équilibre aux duos avec Octavian. La Maréchale bénéficie de la voix ample, exquisément souple, pour laquelle tout semble facile, du timbre chaleureux dont la couleur est prodigieusement égale, de Nina Stemme ; pourtant, malgré un chant toujours bien mené, un art indéniable et de véritables moyens, il lui manque le théâtre et la pensée. Le personnage ne semble pas véritablement construit, voire compris. Le couplet sur le temps est fort joliment chanté, mais sans émotion. Il n'y a guère que la fin de la représentation qui suspende le chant au mystère de cette femme ; mais peut-on vraiment rater ce passage ? L'approche du metteur en scène n'aide pas la chanteuse : évanouissements, colères, autant d'indignités qui rende le personnage trop souvent ridicule.

La vedette incontestée du spectacle est Octavian, merveilleusement incarné par Vesselina Kasarova. On notera l'infinie douceur des premiers mots de la pièce, le mezzo libérant ensuite un timbre fort riche, à la puissance évocatrice, tout en composant fabuleusement son personnage. Elle est par moment cet adolescent de dix-sept ans qui devra se déguiser en camériste campagnarde pour échapper à la situation. Aussi belle et féminine qu'elle soit, elle a su intégrer l'identité du rôle dans une certaine manière de fixer le regard, de mordre les mots d'une bouche volontaire et moins gracieuse qu'on l'attendrait d'une jeune fille, par la démarche, la position de la tête sur les épaules, la tenue de la colonne sur le bassin ; bref : elle est parfaitement crédible en garçon (même déguisée en femme, elle reste un jeune homme). Elle ne se contente pas de cela, et intègre la psychologie entière d'Octavian dont elle fait pertinemment vivre les changements d'humeur à cent à l'heure de la jeunesse. Irrésistiblement drôle dans le dernier acte, elle affirme autant d'à propos que d'inventivité, et une vivacité d'esprit incroyable qui n'a d'égale que l'excellence de son chant.

En fosse, Franz Welser-Möst construit une sonorité d'orchestre d'une grande souplesse, éminemment sensuel, avec une vivacité et une expressivité toujours au service de la dramaturgie. Encore plus qu'ailleurs, le chef s'avère très attentif aux voix et à l'équilibre général de la fin du premier acte. Plus fluide au début du suivant, sa lecture s'avère extrêmement dramatique pour le flagrant délit, accusant à juste titre des attaques de cordes graves très âpres, presque laides. S'engageant avec un enthousiasme cordial dans les premiers pas de l'Acte III, le chef révèle ensuite l'infinie délicatesse de l'écriture de Strauss, par une approche très nuancée et toujours élégante.

BB