Chroniques

par françois-xavier ajavon

Seiji Ozawa et le Berliner Philharmoniker
George Gershwin version jazz

1 DVD EuroArts (2004)
2053098
Seiji Ozawa et le Berliner Philharmoniker

Dans une ambiance Proms parfaitement réussie, réunissant tous les ingrédients obligati du genre – concert estival en plein air, public familial et sympathique, programme accessible, etc. –, le japonaisOzawa a convié le trio de jazz américain Marcus Roberts à venir faire le bœuf avec lui en Allemagne et devant les caméras de Andreas Morell.

Disons-le immédiatement : ce DVD ne propose pas une anthologie classique des principales œuvres orchestrales de George Gershwin (1898-1937), mais une série d'interprétations jazzy de ces grandes partitions archi-connues : Un américain à Paris, Rhapsody in Blue, Concerto en fa. Le résultat est plutôt engageant : la greffe – parfaitement insolite en apparence – de ce talentueux trio de jazz sur le Berliner Philharmoniker donne un spectacle vigoureux, plein d'allant, d'énergie proprement fusionnelle. Car ce n'est pas aller contre l'esprit et l'univers de Georges Gershwin que de mettre dans leventre de son orchestre symphonique un ensemble piano-basse-batterie, bien au contraire…

On a souvent reproché à Gershwin d'être le champion d'un jazz blanc plutôt petit bourgeois, qui aurait comme exploité les racines noires de cette musique héritée notamment de l'histoire de l'esclavage. La question peut être débattue à l'infini, et Ozawa, en faisant entrer ce trio de jazzmen black survoltés, apporte de l'eau à ce moulin et fait indiscutablement avancer le débat.

On sait depuis longtemps Ozawa attaché à la musique américaine : on n'oubliera pas qu'il a fait ses classes auprès de Leonard Bernstein dans les années soixante au New York Philharmonic, mais de là à imaginer sa fusion scénique avec le Marcus Roberts Trio… Marcus Roberts, sorte de néo Ray Charles fascinant et magnétique (les lunettes noires de non-voyant, le dandinement à la fois hystérique et psychotique devant le piano, un attachement surnaturel au clavier…), s'est fait connaître dans le Quintette de Wynton Marsalis et par un disque consacré à la musique de Gershwin. Si la partition d’Un américain à Paris est rendue fidèlement par le Maestro, avec une attention toute particulière portée à l'aspect spectaculaire, illustratif et dramatique de la musique du père de Porgy and Bess, avec Rhapsody in Blue le trio entre en scène et donne un ton hispanisant à l'œuvre dès l'Allegro introductif, ce qui réinvente littéralement la partition à chaque mesure. Même si les solos de piano ne sont pas toujours des plus inventifs, la présence de cette section jazzy sur le devant de la scène redonne à la partition de Gershwin une énergie salutaire, profondément originale, bien qu'assez peu fidèle à la lettre de l'œuvre.

Cette puissance musicale se confirme dans le Concerto en fa, où l'on a rapidement l'impression qu'il ne s'agit pas d'un concerto pour piano et orchestre, mais pour trio de jazz et orchestre. Voilà une idée que le grand Gershwin n'aurait certainement pas reniée. Marcus Roberts propose une lecture profondément anglo-saxonne et neuve de l'œuvre de Gershwin, loin de la rigidité de l'interprétation de la musique classique au concert – tradition bourgeoise européenne pour aller vite, mais infiniment plus proche de la liberté absolue du récital de jazz, du bœuf mêlant respect de thèmes classiques et improvisation. Il ne dénature jamais la partition de Gershwin – dont l'esprit était d'ailleurs ancré davantage à Broadway que dans les conservatoires de son pays, qu'il n'a jamais fréquenté – mais nous permet de redécouvrir une partie des racines de ce compositeur, et finalement parvient à dévoiler celui que nous pourrions appeler un black Gershwin.

Le programme se poursuit avec quelques pièces courtes adaptées de songs très connues du compositeur américain, au point même d'être devenues des hymnes américains alternatifs, telles que Strike up the band et I got Rythm ; ainsi que par une composition intéressante de Roberts lui-même : Cole after Midnight. Venant compléter ce très riche parcours de deux heures, le documentaire They got Rythm d'une vingtaine de minutes propose les interviews des principaux artisans de ce spectacle. Rien que de très convenu et promotionnel, mais il complète de façon assez cohérente l'ensemble.

La réalisation de Andreas Morell est sobre, efficace, informée des multiples rebondissements des partitions sélectionnées, et rend justice avec beaucoup de finesse à la beauté absolue des lieux – la Waldbühne de Berlin – s'enveloppant au fil du concert dans l'obscurité la plus douce et la plus splendide.

FXA