Chroniques

par bertrand bolognesi

Sergueï Rachmaninov
pièces pour piano

1 CD Sony BMG Music Entertainment (2007)
86971 5512
Sergueï Rachmaninov | pièces pour piano

« En Suisse, Rachmaninov continua à jardiner comme il aimait le faire. Il créa une rose noire tout à fait exceptionnelle. Elle était belle, même si elle n'était pas véritablement noire mais plutôt pourpre très foncé. Ce fut un événement. Les photographes vinrent et la photo de la rose parut dans les journaux et magazines», écrivirent Milstein, le célèbre violoniste, et son compatriote Volkov (in De la Russie à l'Occident, Éd. Buchet/Chastel).

À la faveur d'entretiens avec le musicographe Oskar von Riesemann, aux pieds du Rigi, Sergueï Rachmaninov découvre le Lac des Quatre Cantons qui lui plait tant qu'il décide d'y faire ériger une villa où il croit s'installer définitivement en 1934 (c'était sans compter sur la tourmente européenne qui le propulserait une dernière fois vers l'Amérique du Nord, en 1939). Mariant les deux premières lettres de son propre prénom à celles de Natalia, la cousine Satin devenue son épouse en avril 1902 – on se souviendra la mélodie Avais-tu le hoquet, Natacha qu'il lui dédia en 1899 –, il baptise Senar ce nouvel havre de paix. Outre d'y cultiver des passions botaniques, le musicien, retrouvant des conditions favorables, se remet à composer. Il ne s'agit pas là d'un détail : après son départ de Russie en 1917, le Concerto en sol mineur Op.40 n°4 mettrait dix ans à voir le jour, du reste construit à partir d'esquisses datant d'avant l'exil, de sorte que sa première œuvre véritablement occidentale seraient les Variations Op.42 sur un thème de Corelli écrites en 1931.

À Senar, Rachmaninov produit en six semaines la fameuseRhapsodie Op.43 sur un thème de Paganini, durant l'été 1934. L'année suivante, il se lance dans la Symphonie en la mineur Op.44 n°3 terminée en 1936, et entreprend ses Danses symphoniques Op.45 qu'il signera à l'automne 1940, sur un autre continent.

Ce n'était pas la première fois : la maison Steinway offrit un excellent piano au fameux concertiste pour son installation en Suisse. C'est sur cet instrument que Denis Matsuev, à la demande de la Fondation Rachmaninov, a enregistré un récital inattendu réunissant plusieurs raretés. Ainsi nous fait-il découvrir un Suite pour orchestre en ré mineur (1891) dans sa version pour piano conservée au Musée Glinka de Moscou (fonds Siloti). Quatre mouvements donneront la mesure des promesses offertes par un musicien de dix-neuf ans. L'Allegro s'ouvre sur le motif utilisé un an plus tard, quoique dans une solennité opposée, par le fameux Prélude en ut # mineur de l'opus 3. À constater le grand souffle qui traverse la partition, parfois trop copieux (un travers de jeune homme), l'on n'est pas loin des concerti à venir. Judicieusement, Matsuev y ciselle différents plans, comme s'il distribuait les interventions à plusieurs groupes instrumentaux ; c'est donc un piano orchestral qu'il ménage à son interprétation. Dans la tendresse grave et infiniment poétique du Lento, le pianiste se fraye un chemin un rien kitch et désuet plutôt bien vu, s'agissant d'une œuvre de jeunesse ancrée dans un héritage romantique moribond. Changement de ton radical pour les deux épisodes suivants, d'une inspiration clairement allemande. La délicate demi-teinte donnée au Menuetto laisse percevoir Schumann regardant ses aînés, de même que l'Allegro final lorgne sur la fantaisie de l'illustre Rhénan, mais aussi sur Beethoven, ce que l'artiste démontre par une articulation spécifique.

La Fugue en ré mineur fait partie de ces travaux demandés à ses élèves par un professeur d'harmonie, contrepoint et composition, en l'occurrence Arenski à Rachmaninov en 1891. Si l'on n'en connaissait jusque récemment que les deux premières pages, on a pu retrouver dernièrement la troisième dans les archives du Musée Glinka. Là encore, on saisira les influences qui marquent encore un jeune musicien qui parvient néanmoins à déjà imprimer sa patte à ces quelques mesures. Bach, bien sûr, encore Schumann, et surtout Liszt. Usant d'une grande précision dans les choix d'attaques, l'interprétation est plus qu'intéressante.

Ce récital voyage également dans des opus plus connus. Ainsi la Sonate en si bémol majeur Op.36 n°2 conçue à Rome à la fin de 1912, créée à Moscou par l'auteur en décembre 1913, puis révisée aux USA en 1931 (sans compter la version toute personnelle concoctée par Vladimir Horowitz en 1942). Comme il se doit, Matsuev use d'une certaine emphase, dès l'Allegro agitato, sans chercher pour autant à minimiser les motifs ornementaux copieusement convoqués. On remarquera la solidité de la frappe dans laquelle il dessine un relief impressionnant ; attention toutefois à une relative brutalité, sur certains traits. La partie centrale du mouvement s'avère inspirée, rencontrant la nonchalance d'une articulation un rien rêveuse. Inventif, dans une sonorité plus brumeuse, presque debussyste, l'épisode suivant bénéficie d'une saine mobilité de tempo. Malgré la disgrâce de marcati/rubati trop appuyés, cette lecture s'impose par un caractère improvisé, bien venu s'agissant de la musique d'un pianiste virtuose. Pour finir, la redite du motif introductif du Lento au début de l'Allegro molto opère en une sorte de recueillement d'autant plus contrasté par la hargne de la dernière section de l'œuvre. Assez lourd, le résultat semble traîner. On lui préfèrera des versions plus cinglantes – affaire de goûts.

Se rencontrent là une interprétation brillante, dans une riche sonorité, du Prélude Op.23 n°5 (ajouté en 1903 au recueil de 1903), un Prélude Op.32 n°12 (1910) d'une exquise diaphanéité, et trois des Études-Tableaux Op.39 achevées quelques mois avant l'écroulement de l'empire des Romanov. Ce sont précisément ces pages (en début de CD) qui révèleront le plus l'art de Denis Matsuev. Sur un piano formidablement cristallin, il affiche un ambitus dynamique fascinant dans l'Étude n°2, dans une incroyable délicatesse d'approche ; il s'affirme farouchement lisztien dans la Sixième, opposant avec vigueur le pas de l'ours à une volatile fluidité, et rendant toute sa modernité – trop souvent effacée, tellement proche de Prokofiev, par exemple – à la naissance du thème principal, après l'échange de ces motifs. Enfin, si l'opulente volée de cloches du début de la Neuvième le montre d'abord coloriste, son thème central fera goûter une robustesse rare, un choix de sècheresse et de précision parfaitement approprié à l'œuvre, une redoutable régularité rythmique des plus expressives qui sait se garder d'un sentimentalisme désuet sans pour autant exclure du jeu la nuance.

BB