Chroniques

par anne bluet

Serge Baudo et la Philharmonie Tchèque
Debussy – Fauré – Schönberg – Sibelius

2 CD Supraphon (2007)
SU 3899-2
Serge Baudo joue Debussy, Fauré, Schönberg et Sibelius

Francophone de Flandre, le Gantois Maurice Maeterlinck (1862-1949) publie vers vingt ans ses premiers poèmes d'inspiration parnassienne, puis rencontre à Paris Mallarmé et surtout Villiers de l'Isle-Adam qui vont l'influencer. Sa découverte des idéalistes allemands (Hegel, Schopenhauer, etc.), d'un mystique flamand du XIVe siècle (Ruysbroeck l'Admirable), des précurseurs du symbolisme (Ies frère von Schlegel), l'éloigne résolument du rationalisme français. Avec son premier recueil poétique Serres chaudes (1889), Maeterlinck s'engage dans la voie de la suggestion, de l'allégorie ou encore du tragique quotidien qui sera au cœur de son œuvre dramatique. Pour Antonin Artaud, il est le premier à avoir introduit en littérature « la richesse multiple de la subconscience ».

Le symbolisme, dont il est un des plus illustres représentants, attire bien évidemment les musiciens, conscients qu'une poésie attentive aux mouvements de l'âme accompagnera idéalement leur art. Rien qu'en France, Chausson s'inspire de Serres chaudes pour son Opus 24 (1896), Paul Dukas compose l'opéra Ariane et Barbe-Bleue (1907) et Claude Debussy prendPelléas et Mélisande pour thème de son unique ouvrage lyrique, créé en 1902. De cette œuvre dépouillée de toute grandiloquence, Marius Constant (1924-2005) tire une symphonie ouvrant le programme de ce double CD consacré aux amoureux mythiques. À la tête de la Philharmonie Tchèque, le Français Serge Baudo nous invite dans les souterrains du château où la belle Mélisande, créature énigmatique s'il en est, ondine égarée chez celui qui ne croit qu'en la vérité, n'est « pas heureuse ». C'est sans chercher à illustrer une narration dramatique qu'il souligne le lyrisme de la partition, prenant volontiers appui sur les cordes graves, ici particulièrement efficaces, de sorte qu'on retrouvera peut-être plus sensiblement encore l'œuvre du dramaturge belge dans cette lecture nimbée de mystères.

D'une durée sensiblement identique, l'Opus 46 de Sibelius prend la forme d'une suite concertante en neuf mouvements, de conception postromantique, tirée d'une musique de scène composée en 1905 pour le Théâtre Suédois d'Helsinki. À l'écoute de ce disque, on sera surpris de quitter brutalement les secrets debussystes en rencontrant l'épaisse et mâle pâte sonore du prélude Devant la porte où les cordes chantantes soutiennent de moelleuses sonneries de cuivres. Après avoir goûté la délicatesse de ton des musiciens pragois, on leur découvre une couleur parfois wagnérienne, mais également un génie de la mélodie, souvent confiée aux bois, qui, par certains aspects, apparente l'œuvre de Sibelius à la musique des courants nationaux tchèques de l'aube du XXe siècle. Pour s'en convaincre, l'on écoutera attentivement Mélisande, le plaintif deuxième mouvement où pleure le cor anglais, ou encore l'élégante Pastorale (VI). Et l'on continuera de s'étonner lorsque les dangers du bref Au bord de la mer (III) et l'angoisse de Mélisande au rouet (VII) rejoindront, à leur manière, l'art de Debussy, avec une économie de moyens toute personnelle. Quant à elle, la Fontaine (IV) lorgne sur le ballet tchaïkovskien. Après une courte introduction en forme d'appel, proche du début du troisième acte de Tristan und Isolde, les Trois sœurs aveugles (V) s'expriment à travers un triste choral de bois. Enfin, après la primesautière incongruité d'un Entracte (VIII) presque rhapsodique succède l'âpre Mort de Mélisande (IX). On saluera ici la grande expressivité de l'interprétation.

Quant à lui, Schönberg ne connaît pas l'œuvre de Debussy ; son Pelleas und Melisande, poème symphonique Op.5 se révèle d'une riche polyphonie chromatique, où les voix s'enchevêtrent avec des effets instrumentaux très suggestifs. On regrettera cependant la lenteur dans laquelle se sécurise la lecture de Baudo, terne mise à plat d'une page que l'on sait entrelacée et virevoltante. Ici, le mouvement ne prend pas, le relief est absent. Il apparaîtra urgent de réécouter les versions autrement pertinentes d'Abbado ou de Boulez, par exemple.

En 1898, Gabriel Fauré reçoit commande d'une musique de scène pour la création en langue anglaise du chef-d'œuvre de Maeterlinck. Ainsi sera-t-il le premier à offrir partition à Pelléas et Mélisande, tandis que l'opéra de Debussy est en gestation. Faute de temps, Fauré confie l'orchestration de cette illustration à son élève Charles Kœchlin. Reprenant ces pages nouvelles ainsi qu'une plus ancienne (Sicilienne), Fauré en livre une suite en quatre parties, plus proche du récit par son atmosphère mélancolique et douloureuse, écrite pour une formation plus ample. Dès le Prélude de l’Opus 80, l'approche de Baudo affirme un lyrisme exacerbé qui sait profiter de chaque détail de timbre. De fait, si Debussy put s'attacher à la modernité du drame, il apparaîtra évident que son aîné l'interpréta à travers un filtre éminemment romantique qui ne dédaigne pas les effets de caractères, discrètement rococo – le second mouvement, par exemple. Nettement à son aise dans ce répertoire, le chef équilibre soigneusement la Sicilienne dont les arpèges de harpe rappellent tant de mélodies de Fauré. Enfin, ce double CD s'achève sur un Molto adagio recueilli, chaleureusement applaudi par le public pragois du Rudolfinum (prise live au printemps 1989).

AB