Dossier

entretien réalisé par david verdier
zurich – 24 octobre 2013

Susanne Elmark, portrait d’un soprano
autour de Marie de Die Soldaten de Zimmermann

saisissante Susanne Elmark dans Les soldats de Zimmermann à Zurich !
© monika rittershaus

Fille-fleur ici (Parsifal), Woglinde là (Götterdämmerung), Susanne Elmark chante tout aussi bien Donizetti et Rossini, Mozart et Strauss, que les héroïnes de Berg et de Zimmermann. Tout récemment à Zurich se révélait la nouvelle mise en scène de l’opéra de Bernd Alois Zimmermann, Die Soldaten, confiée à Calixto Bieito dans le cadre d’une coproduction entre l’Opernhaus de la cité suisse et la Komische Oper de Berlin (où le spectacle sera rejoué en juin 2014). Outre le véritable choc esthétique qu’a constitué cette soirée [lire notre chronique du 4 octobre 2013], le soprano danois Susanne Elmark y signait une incarnation bouleversante du rôle de Marie.

Vous êtes originaire du Danemark et on ne vous connaît pas beaucoup en France, à part une Reine de la nuit entendue récemment à l'Opéra national du Rhin et dans Die Entführung aus dem Serail à Rennes en 2011 (rôle de Konstanze). En tant que soprano colorature, vous fréquentez le répertoire classique mais également la musique contemporaine, ce qui n'est pas si fréquent. Comment assumez-vous cette caractéristique ?

Je ne trouve pas que cela soit si étrange que cela. Je m'intéresse surtout au défi que cela représente. Pour moi, le défi qu'impose l'interprétation de la Reine de la nuit est très proche de celui imposé par certaines œuvres contemporaines.

Vous interprétez le rôle de Marie dans cette production des Soldats de Zimmermann à Zurich. Quels problèmes techniques pose l'écriture vocale de ce compositeur ?

De tous les rôles que j'ai pu chanter à ce jour, Marie est le rôle le plus difficile. Il y a d'une part les sauts d'intervalles qui obligent à naviguer sur plusieurs registres et, d'autre part, les changements rythmiques qui contraignent à chanter très souvent en décalage avec la pulsation. Cela m'a pris beaucoup de temps pour saisir la structure harmonique des phrases. Tous ces paramètres compliquent la mémorisation.

Comment avez-vous travaillé ce rôle ?

Au départ, j'ai écouté des enregistrements, mais il est impossible de trouver une interprétation vraiment satisfaisante. On n'entend jamais ce qui est réellement écrit et le risque est grand de retrouver les erreurs des autres dans sa propre interprétation. Les disques permettent de découvrir ce qui se passe dans l'orchestre. En passant d'une version à l'autre, on s'aperçoit que certains chefs mettent en valeur telle ou telle chose ; tantôt l'orchestre, tantôt les voix etc. Je me suis rendueà Bâle auprès du professeur Jürg Henneberger. C'est quelqu'un d'extrêmement compétent qui connaît très bien cet opéra pour l'avoir dirigé par le passé. Nous nous sommes vus à plusieurs reprises au début de cette année. Son aide fut vraiment précieuse, il sait absolument tout, jusqu'au moindre petit détail, même les erreurs d'édition entre le conducteur et la partie piano-voix. Je crois que je n'aurais pas pu chanter ce rôle sans lui.

Zimmermann destinait le rôle de Marie à un soprano dramatique colorature (dramatischer Koloratursopran). En quoi cette particularité joue-t-elle sur l'investissement physique de l'interprète ?

Zimmermann a souvent privilégié le registre aigu et, pour cette raison, quand il écrit des parties alternatives (notées ossia) j'opte pour la partie supérieure du registre qui figure sur la partition. Les interprètes évitent généralement ces notes aiguës, bien qu'elles soient marquées explicitement par Zimmermann. L'exemple caractéristique est la deuxième scène de l'Acte II, au moment où le Baron me harcèle. C'est typiquement une partie colorature et personne ne chante vraiment ce qui est écrit. Bien entendu, le registre aigu est une forme de challenge à laquelle ma voix est habituée. À la fin d'une représentation, je ne suis pas brisée physiquement. La mise en scène de Bieito me demande d'incarner une enfant qui, progressivement, devient la victime innocente d'une société qui finit par la détruire…

pour Anaclase, le soprano Susanne Elmark s'entretient avec David Verdier
© dr

Y a-t-il, selon vous, une relation entre les rôles féminins de Berg et ce personnage de Marie dans Les soldats ?

Marie est sacrifiée car elle ne sait pas refuser ce qui lui arrive. J'ai interprété Lulu récemment et j'entrevois des liens très forts entre ces femmes. Ces deux œuvres sont structurées autour de ces personnages féminins centraux, à la fois des femmes fortes et faibles, héroïnes et victimes crucifiées. Sur le plan de la vocalité, dans Wozzeck le rôle de Marie est beaucoup plus qu'un soprano lyrique, la voix est plus épaisse. Vous ne pouvez jamais avoir une Marie idéale dans Wozzeck qui puisse chanter Marie dans les Soldats.

Qu'est-ce qui vous a poussé à accepter ce rôle ?

Quand on me l'a proposé, j'ai accepté, comme s'il s'agissait de relever un défi sportif extrême. J'aime être poussée dans mes limites. Parfois, c'est ingrat, parce que les gens ne se rendent pas compte de la difficulté et de l'investissement qu'un tel rôle représente. Il faut des mois de travail pour qu’il pénètre vos cordes vocales, votre cerveau, votre corps… C'est cent fois plus difficile qu'un rôle mozartien, par exemple. Et le public ignore si vous chantez correctement ou pas… Dans cette production, le défi n'est pas seulement vocal, il concerne également le jeu théâtral. Tout le monde peut voir, scéniquement parlant, ce que représente ce rôle.

Comment le projet a-t-il vu le jour ?

J'étais à Zurich pour passer une audition auprès d'Andreas Homoki, actuel directeur de l'Opéra. Marc Albrecht avait entendu un enregistrement d'une audition que j'avais faite à Amsterdam. C'était la première fois que je collaborais avec le metteur en scène Calixto Bieito. Lui ne voulait pas simplement une bonne chanteuse, mais une personnalité complète, capable de correspondre à l'idée qu'il avait en tête.

Calixto Bieito est scandaleusement inconnu en France – on vit ses Jenůfa, Fidelio et Boris Godounov en Allemagne, ndr [lire nos chroniques du 21 février 2007, du 4 juillet 2011 et du 30 juillet 2013]. Parlez-moi de votre travail avec lui.

Une expérience absolument merveilleuse. J'avais déjà entendu parler de son travail, mais c'était la première fois que je travaillais avec lui. J'avais de l'admiration et du respect pour lui, mais j'étais un peu effrayée également, car je savais qu'il était très exigeant sur certaines choses. J'étais angoissée à l'idée de devoir apprendre mon rôle dans les délais. Quand nous avons commencé les répétitions avec orchestre, il n'était pas là. La première répétition sur scène s'est passée à l'extérieur de Zurich ; j'y suis allée à vélo et me suis perdue, je n'avais pas de plan sur moi. Quand je suis arrivée avec une vingtaine de minutes de retard, j'étais catastrophée à l'idée qu'il devait être furieux et que j'allais me faire virer. À ma grande surprise, il a été adorable, avec moi comme avec toute l'équipe.

Il savait parfaitement le résultat qu'il voulait atteindre, mais en même temps, il nous laissait essayer tout un tas de choses sur scène. J'ai beaucoup apprécié la liberté ainsi accordée afin de créer nos personnages. Sur les plans dramatique et émotionnel nous avons pu dépasser les limites de ce qu'on peut voir d'ordinaire sur une scène d’opéra. Bieito était extrêmement attentionné dans ses questions : « je voudrais que vous fassiez quelque chose comme ça… est-ce que vous vous sentez capable de faire ceci ou cela ? ». J'ai très vite fait la différence entre ma personnalité réelle et le rôle que je devais incarner. L'extrême violence visuelle de cette Marie n'a jamais été à l'encontre de la musique et de l'expression.

Die Soldaten de Zimmermann à Zurich : Susanne Elmark chante Marie
© monika rittershaus

Êtes-vous consciente du sentiment de traumatisme que vous transmettez au public ?

Oh oui… je suis parfaitement consciente de ce que le public me donne et de ce que je lui rends. En général, je suis fatiguée le lendemain de la représentation mais je ne suis pas émotionnellement choquée quand je pense à ce que je fais sur scène. Au début, les autres chanteurs étaient très impressionnés ; ils venaient me voir à la fin en me demandant « mais comment peux-tu survivre à ça ? ». D'un côté, c'est vrai, je dois me concentrer sur le chant, mais pour tout ce qui concerne le personnage, je sais tenir les émotions à distance – sauf, peut-être, quand je sors de scène. La première fois que je me suis retrouvée avec ce flot de sang sur moi, c'était à la pré-générale. Je me souviens fort bien avoir pris une douche et du temps interminable qu'il me fallut pour nettoyer mes cheveux et mon corps. Cette couleur rouge était très choquante, je me sentais un peu comme sorti de la douche dans Psycho d'Alfred Hitchcock. C'est un moment très fort.

Calixto Bieito a t-il eu depuis le début l'idée du sang dans la scène finale ?

Non, mais je le pense conscient du fait qu'il voulait montrer une vision christique d'un personnage offert en sacrifice expiatoire pour les péchés des hommes. Marie porte sur elle les horreurs de toutes les guerres et, symboliquement, la faute de l'humanité.

Pour vous, qu'est-ce qui est le plus difficile dans cette mise en scène ? La violence du théâtre de Bieito, la difficulté de la musique de Zimmermann ou les exigences techniques que pose un orchestre placé à l'arrière et relayé par des écrans de contrôle ?

Sans aucun doute le dernier point… beaucoup plus déstabilisant que de se retrouver violée et couverte de sang. C'est extrêmement complexe de chanter avec un chef placé derrière soi, car on n'a aucun contact visuel. Cette musique est si difficile, et quand vous sentez que vous êtes en difficulté, vous cherchez des yeux le chef d'orchestre pour qu'il vous guide. Durant les répétitions, c'était facile de corriger, car il était devant nous. Sur scène, c'est complètement différent… il ne vous voit pas et, parfois, ne vous entend pas clairement. Il doit garder les yeux sur un écran de contrôle, avec un écouteur à l'oreille, relié au chef assistant placé devant nous. Vladimir Junyent (le chef assistant) fit un travail fantastique pour donner les départs et nous guider dans la battue – rien n'aurait été possible sans son aide.

Les voix ne sont pas amplifiées ; pourtant, nous ne sommes jamais couverts par les cent-dix musiciens, les timbales et les percussions… Cette mise en scène nous permet de chanter piano ou pianissimo, comme indiqué dans la partition. On est en proximité immédiate avec la salle, on peut ainsi jouer naturellement sur la fosse couverte, sans la barrière de l'orchestre. Le public capte tout ce qui se passe sur scène, le moindre haussement de sourcil, le moindre geste, des détails qu’habituellement il ne voit jamais. Il fallut nous habituer à ce dispositif pour savoir où chanter et à quel moment, en s'appuyant sur les six écrans de contrôle disposés sur les côtés et au fond du parterre, derrière les spectateurs.

La mise en scène fut-elle pour vous un enjeu, une stimulation ou un obstacle qui augmentait la difficulté ?

Je pense que cette scénographie a facilité le jeu et le chant. Je ne suis pas du genre à me contenter d'une interprétation routinière, j'aime quand il faut exprimer quelque chose de fort.

Die Soldaten de Zimmermann à Zurich : la mise en scène de Bieito, terrifiante
© monika rittershaus

Calixto Bieito aborde cette œuvre de façon directe, mais encore est-il fidèle au projet de Zimmermann. Il sait parfaitement que les gens le connaissent surtout par la violence de ses mises en scène et le choc qu'elles produisent. Pourtant, il n'y a aucune provocation dans les situations qu'il montre. Il n'est pas nécessaire de retirer les sous-vêtements pour rendre les situations plus réalistes qu'elles ne sont. Il a réalisé un véritable tour de force.

Cette production sera montée à la Komische Oper de Berlin en juin prochain ; il y aura beaucoup de changements (orchestre, chanteurs, chef). Appréhendez-vous cette reprise ?

Non, je ne suis pas du tout inquiète. Il faut garder l'esprit ouvert et affronter ce nouveau challenge. On espère que le public de Berlin accueillera cette production avec le même enthousiasme que celui de Zurich. Au départ, on avait un peu peur de la réaction d'un public plutôt conservateur et habitué à des productions traditionnelles. Tout le monde s'attendait à des huées, le soir de la première. Pourtant, il n'y eut aucune réaction négative, ni ce soir-là ni les suivants. Le public fut vraiment très touché et ce, dès le premier soir. À la fin des représentations, je percevais clairement que les gens avaient la gorge nouée… certains sanglotaient également. Ce spectacle ne laisse personne indifférent et il recevra le même accueil à Berlin. Les modifications dans l'équipe ne changent rien à cela : nous n’offrons pas un menu McDonald !… l'œuvre se régénère et l'émotion sera présente, même si elle est différente d'un soir à l'autre.

Y aura t-il des modifications ?

Le dispositif sera le même, mais comme le cadre de scène de la Komische Oper est plus petit que celui de l’Opernhaus, cela contraindra à placer une partie de l'orchestre sur la scène, sans que cela n'affecte notre façon de jouer ou de chanter.

Avez-vous d'autres projets avec Calixto Bieito ?

Il y a quelque chose en discussion actuellement, mais je ne peux encore rien dire. Les contrats ne sont pas signés, mais je suis confiante.

Une œuvre de répertoire ou contemporaine ?

Contemporaine.

Diriez-vous de cette expérience qu'elle constitue un tournant de votre carrière ?

D'une certaine manière oui, bien que j'espère pouvoir faire encore mieux dans l'avenir. Cette expérience fut très marquante pour moi, à tous les niveaux. Le public attendait beaucoup de moi et il fut comblé… Le personnel de l'Opéra de Zurich est adorable, les équipes techniques, les musiciens, etc. C'est idiot à dire, mais c'est très important, car tout cela affecte directement la façon dont vous vous sentez sur scène. En arrivant ici, Lulu était mon rôle favori ; maintenant, c'est Marie, évidemment. Vous montrez tellement plus de choses dans ce rôle qu'en deux cents représentations de Zauberflöte avec la Reine de la nuit ! L'enjeu est complètement différent. Dans des rôles classiques, tout le monde connaît ce qu'il vient entendre. Pour la Reine de la nuit, par exemple, le temps de présence sur le plateau est extrêmement court ; si vous manquez les contre-fa aigus, la pression est énorme. Ici, je suis sur scène d'un bout à l'autre de l'œuvre, dans la peau d'une jeune fille jusqu'à sa déchéance complète. C'est à la fois une expérience complètement différente et unique… un vrai cadeau !

Cette production paraîtra-t-elle sur DVD ?

Pas à ma connaissance. Toutes les maisons d'opéra font des captations, mais pas forcément dans un but commercial. Il n'y a aucun projet de DVD actuellement, car sans doute personne ne s'attendait à un tel succès. Cet impact permettra peut-être d'envisager un enregistrement officiel.

Le nouveau directeur de l'Opéra national de Paris, Stéphane Lissner, a exprimé son souhait de programmer Die Soldaten qui n'a pas été monté en France depuis plus de vingt ans. Que lui diriez-vous pour qu'il vous engage ?

Une chose très simple : « venez à Berlin et jugez par vous-même ».