Dossier

entretien réalisé par bertrand bolognesi
strasbourg – 22 septembre 2006

Valérie Gabail

portrait d’un soprano
Valérie Gabail interviewée par Bertrand Bolognesi pour Anaclase
© dr

Surtout connu du public friand de répertoire baroque, le jeune soprano français Valérie Gabail ne s’en tient cependant pas à Monteverdi ou Rameau [lire nos chroniques du 19 avril 2006 et du 12 juin 2005], et si l’on peut l’entendre dans Mozart, elle chante également la musique de Kaija Saariaho et même le jazz !

Vous avez eu une expérience avec le jazz. En quoi consistait-elle, dans quels cadres, etc. ?

Elle vient de mon père, un mélomane tant éclectique que méthodique. Il a une collection de plusieurs milliers de disques, qu'il s'agisse de variété, de jazz, de musique classique ; tout sauf le rock. Depuis mes deux ans, environ, mon père fit tous les jours des séances d'écoute avec moi. Cela l'amusait beaucoup de tester mon oreille, de me faire reconnaître les instruments – il me demandait toutes les variétés de saxophones, par exemple –, de m'observer imiter tout ce que j'entendais. Mon goût pour le jazz est venu de là, de sorte que je n'écoutais pas spontanément de musique classique jusqu'à mes dix-sept ans. Avant, c'était Michael Jackson, Prince et le jazz – ce qui désespérait mon père, d'ailleurs ! Jean-Pierre Favotte, un professeur de musique au lycée, se produisait en tant que guitariste dans un groupe qu'il animait. Un beau jour, je suis allée voir une répétition. Ça m'a plu, j'ai voulu participer, on m'a proposé de chanter les parties d'alto, et voilà ! Quelques concerts ont suivi où l'on faisait des reprises de Manhattan Transfert, entre autres. C'est cette personne qui m'a encouragée à faire du chant classique.

Dès lors, avez-vous pris des cours ou le chemin fut-il plus sinueux ?

J'ai continué le jazz jusqu'à ce que je quitte Dreux pour aller faire mes études à Paris. De fait, j'avais commencé à écouter du classique grâce à Kiri Te Kanawa qui m'a convertie de justesse (rires), à travers un disque d'airs d'opéras de Mozart que mon père m'avait offert. Selon ma vieille habitude qui était de toujours chercher à imiter ce que j'entendais, me posant la question « est-ce que je peux ou non le faire ? » – ce qui impliquait que j'aimais la chose lorsqu'il me semblait être capable de la faire et qu'inversement je n'aimais pas ce que je ne pouvais pas reproduire –, j'ai constaté que je ne pouvais absolument pas chanter comme Kiri Te Kanawa, bien sûr, mais que je pouvais tendre à ce type d'expression chantée. Cela m'a beaucoup amusée, de sorte que je me suis vite plongée dans un univers tout nouveau. Mes premiers cours de chant classique se sont faits à Paris, avec Élisabeth Rogier, à l'École Normale de Musique, boulevard Malesherbes. Elle était sévère tout en cultivant ma passion naissante, et c'est exactement quelqu'un comme elle qu'il me fallait alors.

Qui y eut-il d'autres ?

Techniquement, cette femme m'a beaucoup apporté, mais j'avais besoin de quelqu'un qui me rende plus encore la passion que je donnais à la musique. J'ai donc quitté l'École Normale pour devenir auditeur libre au CNSM dans la classe de Rachel Yakar. Puis je suis entrée dans la classe d'Anne-Marie Rodde au Conservatoire du neuvième arrondissement. C'est quelqu'un qui a énormément compté et qui reste aujourd'hui toujours très important pour moi.

Vous vous produisez dans le répertoire baroque comme dans le contemporain. Comment ces découvertes sont-elles arrivées ? Était-ce en même temps ?

Ce n'est pas du tout arrivé en même temps. Pour moi, le répertoire contemporain est venu tout récemment. Je n'étais pas très éclairée et, du coup, encore moins passionnée par la musique d'aujourd'hui, bien qu'il m'arrivât d'en écouter – et même avec plaisir ! Il se trouve que j'ai rencontré Kaija Saariaho et que sa musique m'a plu immédiatement [lire notre chronique du 15 mai 2005].

Valérie Gabaile est Papagena (Die Zauberflöte) à l'Opéra de Nice
© claude mac burnie

En Finlande, je me suis penchée plus précisément sur son œuvre qu’avec méthode j'ai écoutée. Quelques temps plus tard, l'Institut Finlandais de Paris cherchait rapidement une chanteuse en vue d'un concert Saariaho, une interprète ayant dû annuler sa participation. Désireuse d'aborder activement cette musique, j'ai passé l'audition... et voilà !

Pendant quelques temps, vous vous êtes même occupée de la programmation musicale de l'Institut Finlandais…

C'était trop court pour réaliser quelque chose de réellement intéressant. J'ai toujours eu envie d'organiser, j'aime manipuler les événements et leurs acteurs, si je puis dire – ce qu'on ne peut guère faire en tant que chanteuse : c'est même exactement l'inverse, puisqu'on se trouve soi-même manipulé par les metteurs en scène et les chefs, la plupart du temps. L'Institut possède une fort jolie salle. Malheureusement, son directeur, avec lequel j'avais commencé à travailler et je m'entendais bien, est parti un an après mon arrivée. Du coup, mon projet avorta.

Envisagez-vous de poursuivre à plus long terme ce type d'activité ?

Oui, j'aimerais beaucoup monter un festival chez des amis qui possèdent en Normandie un magnifique château du XVIIIe siècle avec un haras. Vous savez, il faut beaucoup d'acharnement pour mener à bien ce genre d'action. Il faut pouvoir convaincre et faire preuve d'une increvable ténacité. Pour tout dire, une tentative vient d'être amorcée par l'envoi d'un programme, d'un début de projet, et j'attends que les suites se manifestent.

S'agira-t-il d'un festival très ciblé, ou programmant au contraire des œuvres de plusieurs périodes de l'histoire de la musique ?

Pour commencer, je m'occuperais d'abord des choses que je connais le mieux. À plus long terme, mon rêve serait de pouvoir couvrir un répertoire allant du plus ancien baroque à la création contemporaine, et si possible en mixant les deux, dans les domaines chambriste et vocal. Mais nous n'en sommes pas là ! Il n'est certainement pas facile d'obtenir carte blanche pour programmer les choses comme on le désire, sachant qu'une manifestation dépend également de personnes qui ont d'autres désirs que les siens, ou pas de désirs du tout.

Quand et comment avez-vous abordé le répertoire baroque ?

En fait, avant l'heureuse découverte de Dame Kiri Te Kanawa qui me fit aimer Mozart, mon père m'avait fait écouter le lamento de Dido par Tatiana Troyanos dans une version de Dido and Aeneas de Purcell dirigée par Raymond Leppard. Cela m'a tellement touché que je me suis dit « c'est comme ça que je veux chanter, c'est cette musique-là que je veux faire ». Après cet « acte-fondateur », j'ai cherché à écouter tout ce qu'il y avait autour de la musique de Purcell, me construisant un univers baroque à partir de là. Les travaux de Gérard Lesne m'ont directement bercé. Et l'idée qu'en musique baroque l'on puisse réornementer un da capo me plaisait énormément ; cela me rapprochait du jazz, en fait. Aujourd'hui, rien de cet engouement n'a changé : tout continue à me plaire avec la même intensité, bien que mes oreilles se soient ouvertes à d'autres choses depuis [lire notre chronique du 18 septembre 2005].

À une certaine époque, on a connu des catégories d'interprètes, tant chez les instrumentistes que chez les chanteurs. Il y avait les « baroqueux », les belcantistes, ceux qui chantaient du« grand répertoire » ou encore les wagnériens, les contemporains et ainsi de suite, ce qui formait une sorte de commode dont chaque tiroir restait hermétiquement fermé aux autres.

le soprano Valérie Gabail dans The Fairy Queen de Purcell
© dr

Ne vous semble-t-il pas qu'avec un regard et un savoir-faire élargis, la nouvelle génération d'interprètes parvient aujourd'hui à s'adapter à diverses exigences stylistiques ?

Je suis étonnée de constater comment, des tout débuts du renouveau du baroque avec ses acteurs extrêmement spécialisés, on est arrivé maintenant, tant chez les chanteurs que chez les instrumentistes, à une adéquation et une refonte des style qui donnent un cocktail détonnant. On est à une sorte d'apogée de ce que l'on peut faire stylistiquement : les gens du « moderne », qui ont un acquis technique invraisemblable, se mettent avantageusement au baroque, pour peu qu'ils aient envie de faire quelque chose dans ce domaine. Ils rencontrent ceux qui ont fait les recherches avant eux et qui transmettent leur savoir. Si, solidement construites autant que malléables, ces voix sont bien guidées, on ne peut que s'en réjouir ! Avec cette culture du disque que l'on a tous, on peut parfois être assez choqué d'entendre des versions finalement pas tellement anciennes qui pourtant datent cruellement. Je trouve qu'aujourd'hui, Marc Minkowski est représentatif de ce style mixé « baroque-moderne » où l'on joue de manière extrêmement énergique et technique mais avec du style tout de même ; il a trouvé l'exaltation, la folie du baroque. Pour cela, je crois que nous vivons une très belle époque, vraiment (pensez au beau travail de John Eliot Gardiner, par exemple).

Indépendamment du discours stylistique, il n'y a pas si longtemps, beaucoup de professeurs de chant déconseillaient à leurs élèves de voyager entre les différentes époques de la musique, brandissant des arguments terribles – « tu vas t'abîmer la voix si tu chantes autre chose », « si tu te mets à faire de la musique contemporaine, tu ne sauras plus rien chanter d'autre », et ainsi de suite. Mais, techniquement parlant, une fois placée, la voix est-elle si fragile qu'elle justifie ces épouvantails ?

Pour le coup, beaucoup de professeurs de chant sont… incurables (rires) ! Si Renée Fleming peut chanter Alcina (Händel) et enchaîner Rusalka (Dvořák), c'est qu'on peut le faire. Fort heureusement, en dehors du sectarisme des professeurs, les chanteurs sont assez malins pour faire leur carrière. Malgré tout, il ne faut pas négliger les questions de taille de voix. Il reste vrai qu'il vaut mieux avoir commencé par du chant « bravement » classique ou du bel canto avant d'aborder le baroque et le contemporain. Le baroque est formidable pour sensibiliser aux subtilités de la musique ; on apprend à gérer le chant de manière instrumentale, intelligente, sans se forcer [lire notre chronique du 25 août 2006]. Mais ce répertoire peut néanmoins générer certains défauts vocaux qui créent ensuite des obstacles lorsqu'on veut chanter une musique plus tardive. Il convient d'être toujours suivi par un bon professeur avec lequel on puisse remettre la technique en place. Il faut également planifier les engagements pour éviter que la voix fasse trop le yoyo. Actuellement, je répète Berlioz (Les Troyens à l'Opéra national du Rhin) durant plus de deux mois : il est bien évident que je ne pourrai pas immédiatement enchaîner n'importe quoi d’autre, mon instrument étant un muscle qui, bien que souple, impose ses lois corporelles. Sincèrement, je pense qu'il faut régulièrement travailler le bel canto pour remettre la voix en place.

Valérie Gabail en Zerlina
© paul burton

Sur l'état des lieux possible du renouveau baroque et le fait qu'on peut désormais rencontrer des interprétations qui tiennent compte d'un souci d'authenticité (sommes toutes aléatoire, d'ailleurs) et en même temps s'intègrent dans l'histoire moderne de l'interprétation, ne serait-on pas dans une période elle-même baroque ? En ce qu’il demeure étrange de regarder le nombril de sa propre culture pour essayer de l’y rechercher… N'y a-t-il pas déjà dans cette démarche quelque chose d'essentiellement baroque ?

Cette question se pose-t-elle en termes de style ou de philosophie ? De ce que représentait le mouvement baroque (qu'on ne désignait pas ainsi) en son temps ?

Pardonnez-moi de souligner qu’immédiatement vous parlez « représentation »... J'entends cette question dans sa dimension de rhétorique du Narcisse.

Nous avons trop d'histoire derrière nous à observer. Qui plus est, nous voilà de plus en plus narcissiques à cause du disque. Le marché de la musique nous renvoie en permanence des images multiples de nous-mêmes qui finissent par nous constituer, ce qui n'était pas le cas de ce côté « ici et maintenant » de la période baroque. On pouvait évidemment lire les partitions des autres – on sait que Bach avait régulièrement besoin de jouer Buxtehude avant de composer lui-même. Mais ce n'est pas comparable à cette effrayante possibilité que nous avons de quasiment tout écouter. Nos interprétations sont par définition extrêmement narcissiques et chargées de tout ce qui nous précède. Peut-on, du reste, comparer notre époque à celle de la musique que l'on joue ? Je ne crois pas, car on ne pourra jamais l'envisager de la même manière. C'est pourquoi l'idée même de reconstitution me parait aberrante, même en allant au cœur des traités afin d'essayer de rejoindre ce qui se faisait à tel moment de l'histoire de la musique. Nos oreilles subirent trop de choses dont jamais elles ne se débarrasseront. C'est d'ailleurs – Dieu merci ! – ce qui nous garantit contre la muséographie de la musique.

Si ce n'est que le miroir de Bach choisissant de jouer Buxtehude demeure volontaire, alors que nous ne pouvons nous défaire du nôtre, même en en prenant conscience, n'est-ce pas ?

Oui, en ce sens où le musicien d'aujourd'hui a entendu et entend toute sorte de choses, sans qu'il s'agisse de sources possibles d'inspiration, c'est vrai. Il y a presque un code génétique musical, voire sonore, qui s'est inscrit en nous, alors que les anciens vivaient sans doute quelque chose de plus direct, d'instantané avec la musique. L'écoute intérieure permettait peut-être de composer des choses venant profondément de soi, tandis que nous sommes à la limite de la pollution sonore. Trois générations avant la nôtre, les oreilles n'étaient pas encore faites à l'artifice d'un son de haut-parleur, par exemple, alors que cela va de soi aujourd'hui. Et le silence est de plus en plus rare ! Bref, on a mis follement en danger la vibration intérieure.

Et de rejoindre vos premiers pas qui se firent par l'imitation...

Oui ! J'avoue que j'écoute énormément de disques, toujours.

Cathy Berberian enfant écoutait les disques des grands chanteurs et tachait de faire comme eux. C'est de cette manière qu'elle a construit sa voix, et durablement, y compris pour l'apprentissage des chants traditionnels arméniens.

C'est l'interprétation qui me fascine plus que la nature même de la voix. Vous avez des chanteurs d'une telle intelligence que de les écouter attentivement vous ouvre forcément des portes. En revanche, écouter mes propres disques m'est une torture.