Chroniques

par françois-xavier ajavon

Zoltán Kodály
musique de chambre pour cordes

1 CD Praga (2004)
PR 50065
Zoltán Kodály | musique de chambre pour cordes

En cette année d'élargissement européen vers l'Est, une plongée dans l'univers musical des pays nouveaux entrants semblait s'imposer, et particulièrement au sein de l'héritage musical complexe de la Hongrie – historiquement déchirée entre la culture européenne continentale et le bloc soviétique. Car maintenant c'est officiel, c'est certifié conforme : les musiques de Béla Bartók et de Zoltán Kodály sont européennes ! Difficile à admettre il y a encore quelques décennies où l'on pensait cette musique d'Europe centrale et orientale (celle, aussi, de Janáček, Martinů, Smetana, Dvořák…) condamnée au folklorisme ou à l'asservissement aux idéaux du réalisme socialiste. Difficile à admettre, lorsqu'on ne parvenait pas bien à saisir cet univers culturel étrange situé, musicalement et géographiquement, quelque part entre l'Allemagne et la Russie, dans cette faille spatio-temporelle qui sépare Brahms de Stravinsky.

Praga/CDM nous invite à ce voyage en Nouvelle Europe grâce à la réédition d'un disque passionnant consacré à la musique de chambre de Zoltán Kodály (1882-1967), compositeur hongrois donc, fortement influencé par le romantisme hyper-structuré d'un Brahms, par les couleurs orchestrales impressionnistes d'un Debussy et, bien sûr, par la musique folklorique de son pays (n'est-il pas l'auteur d'une thèse sur La structure strophique des chansons populaires hongroises ?)

Ce disque regroupe des enregistrements historiques praguois des années cinquante aux années soixante-dix (le son stéréo est d'une qualité parfaitement honorable malgré les circonstances et les conditions de captation live) qui nous permettent une incursion assez complète dans l'univers chambriste kodályen – qu'il faudra compléter par ses deux quatuors à cordes.

L'œuvre maîtresse présentée ici, autour de laquelle s'organisent les autres pièces, est la Sonate pour violoncelle seul Op.8 de 1915. C'est assurément la meilleure réussite de Kodály dans le domaine de la musique de chambre, et l'une des plus subtiles partitions pour violoncelle seul du XXe siècle, avec les suites de Benjamin Britten et les œuvres de Reger et Bloch. Violoncelliste autodidacte, Kodály fait de son Opus 8, œuvre de relative maturité (il a 33 ans), une démonstration de la richesse musicale hongroise, nourrie de chants traditionnels magyars, tziganes, et modulant virtuellement le violoncelle en harpe, percussion et cent autres instruments mystérieux et exotiques. Un tout jeune Pierre Fournier en donne une interprétation live pleine de fougue, de précision et de maîtrise de soi.

La seconde pièce maîtresse est le passionnant Duo pour violon et violoncelle Op.7 qui permet à Kodály d'expérimenter l'accord des deux extrêmes du quatuor à cordes, dans ce qu'ils peuvent avoir de dissemblable et même d'antagoniste : au violon la virtuosité, au violoncelle la lamentation nostalgique et taciturne. Composée en 1914, cette œuvre sombre et déchirante se pose comme une sentinelle musicale inquiète de l'Europe à venir, sur plusieurs décennies sanglantes et guerrières. Le final Maestoso e largamento, ma non troppo lento – presto, de par son intensité, annonce la Sonate pour violoncelle tant l'instrument y est incandescent. André Navarra au violoncelle etJosef Suk au violon s'en sortent bien, en parfaite osmose avec cette musique multiculturelle et prophétique.

Le programme est complété par trois courtes pièces sans numéro d'opus, moins essentielles mais passionnantes, issues de la période brahmsienne de Kodály au tout début du XXe siècle, écrites avec son talent brut et sa sensibilité irrésistible de jeune homme de vingt ans : Sonatine pour violoncelle et piano (1921-22), Adagio pour violon et piano (1905, puis adaptée l’année suivante pour alto ou violoncelle) et un Intermezzopour trio à cordes (1905) que devraient exhumer d'urgence les formations de chambre. L'achat s'impose évidemment, d'autant plus que le prix de vente – économique – est dérisoire. Le livret est un peu court (très brève présentation des œuvres – en français). Et vive l'Europe musicale élargie !

FXA