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Chroniques
Alcina
opéra de Georg Friedrich Händel
Rarement l’on s’égare en confiant la mise en scène d’un opéra, qui plus est si on le choisit dans la sphère baroque, à un chorégraphe. Tout au plus risque-t-on, éventuellement, l’omniprésence d’un médium sur une scène de prime abord destinée à un autre ; et encore… De même que Sasha Walz qui signait, il y a quelques années, un émouvant et somptueux Dido and Æneas [lire notre chronique du 12 février 2005], Marco Santi s’empare adroitement d’Alcina dans une vision sensible qui, pour elle aussi doubler à la danse les rôles chantés, n’érige pas en principe une option dont au besoin, sainement, elle accepte de déroger. Avec les dix corps de la Tanzkompagnie des Theaters St.Gallen, il abstrait les affects dans l‘intime respect que met la si particulière distance händélienne à les distiller. « Corps », il s’agit bien de cela, en effet : si densité et sensualité surprennent dès l’abord, bouscule l’habitude du mélomane, peut-être, elles résument avantageusement la corporalité des chanteurs au phénomène vocal, cédant l’espace scénique, paradoxalement créé par la voix elle-même, pourtant, au corps. Et quelle danse ! Plaisir, passions, brisures et remèdes saisissent l’œil, la conscience de cet espace dans la localisation de l’écoute. Au jeu des tensions/détentes de stimuler l’imaginaire par ses équilibres précaires, ses ruptures abyssales, ses « habitations alcinaires », souvent au point de chute, bord du gouffre de l’effondrement.
Encore n’est-il guère précis de présenter ainsi ce travail au raffinement sauvage. Avec la complicité de la décoratrice Katrin Hieronimus, Marco Santi distingue trois lieux à la représentation. Ainsi le spectacle commence-t-il devant le rideau fermé. Montant de la salle sur l’avant-scène, Melisso et Bradamante y rencontrent Morgana, sœur relativement soumise de la belle Alcina, redoutable magicienne. Et le recours à cette circulation entre plateau et salle d’opérer dès qu’il s’agit de tenter la levée des enchantements. Ce premier terrain de jeu s’impose comme celui du regard porté par l’extérieur – le public – sur le mythe qu’il s’empressera de dérespecter. Comme pour une version de concert, les trois personnages s’expriment partition en main, puis abordent l’île, révélée par un geste impérieux autant qu’accueillant de Morgana (qui n’est pas sœur de sa sœur pour rien, vous l’aurez compris).
La deuxième aire saute aux yeux : une construction excentrée, structure sans murs, boîte à plaisirs, pour ne pas dire bordel, posée devant les images d’un super-écran qui la font flotter dans l’infini. Un tel labyrinthe a bien de quoi subjuguer ce qu’il garde prisonnier ! Tels les corps qui s’y jaugent, s’y frôlent, frottent, caressent, enlacent et mêlent, une vive encre bleue mélange ses lourdes volutes dans l’écran-aquarium, dessinant un fond mouvant de séduisante incertitude aux joutes sensuelles d’hommes-oiseaux, femmes-poissons, hommes-lions et autres succubes. Entre l’avant-scène, le seuil entre ce qui se donne pour notre ici-et-maintenant et l’île enchantée, les maîtres d’œuvre ont ménagé un troisième champ, arborant table de maquillage, tringle à costumes, banc de repos et caisses à machines, faisant de la boîte-à-plaisirs d’Alcina un théâtre dont il forme les coulisses – ce « bord du gouffre », au fond. Un incessant voyage fait osciller les danseurs entre créatures possédés de l’île et identités artistiques dédramatisées, en leur choséité même (on se change, se rafraîchit après l’effort, etc.), ballet des leurres, métamorphoses et autres diableries, proclamé par un geste « scandaleux » en ce qu’il paraît en ignorer la portée l’instant d’après. Peu à peu s’en tarira le frémissement, au fil de la décision des enjeux, autrement dit de la ruine des omnipotences, jusqu’à la constitution d’une armée libératrice, venue dudit seuil – de nous, bien sûr.
Le travail vidéastique esquissé plus haut se garde d’étouffer le dispositif, déjà doté d’un ingénieux encombrement qu’on pourra dire « baroque », si l’on veut. Le signe l’un des danseurs, le Russe Kristian Breitenbach, dont il faut saluer le bouleversant solo. Quelques images marquent les rétines, comme la lente et trouble chute des astres pendant le lamento d’Alcina « moquée » ou les perles d’encres rouges de la guerre qui imprime une certaine chinoiserie à l’esthétique finale.
À cette merveille de soirée au soufre vertigineusement cordial contribue une distribution plutôt bien choisie. Il faut un certain temps au soprano Sophie Graf pour asseoir un aigu moins heurté qu’à la première scène. De fait, elle campe bientôt une Morgana d’une souplesse idéale qui réalise avec grand panache ses airs. L’excellente Delphine Galou est Bradamante : avec une ligne vocale parfaitement menée, une couleur attachante et une agilité remarquable, le mezzo français convainc aisément. Si l’Opéra de Lausanne fait volontiers honneur à Händel [lire nos chroniques du 18 avril 2008 et du 27 mai 2011], encore se montre-t-il fidèle aux jeunes artistes qu’il invite : ainsi d’Olga Peretyatko, ici applaudie en Desdemona (Rossini) il y a deux ans [lire notre chronique du 28 février 2010] – puis dans Rossignol à Aix [lire notre chronique du 4 juillet 2010] –, Alcina touchante à la vocalité virevoltante. Rêvera-t-on Ombre palide plus nuancé, par exemple ?
Côté messieurs, si le Melisso souvent instable de Giovanni Furlanetto enthousiasme moins, le timbre parfaitement belliqueux du ténor argentin Juan Francisco Gatell sert favorablement Oronte qui, d’autre part, affiche un chant vaillant et soigneusement conduit. De même saluera-t-on l’alto Florin Cezar Ouatu pour son incarnation fort musicale de Ruggiero. Enfin, le jeune sopraniste sicilien Paolo Lopez donne la mesure de son talent et de ses moyens dans Barbara !, l’air d’Oberto (Acte III, Scène 6), offrant une voix magnifiquement impactée.
Au pupitre, Ottavio Dantone livre un Händel à l’effervescence élégamment contrôlée qui dose savamment les contrastes tout en arguant d’une accentuation expressive. Les instrumentistes de l’Orchestre de Chambre de Lausanne ménagent une sonorité relativement « française » à l’exécution, ciselant les timbres dans l’éclat du mouvement, toujours dignement porté.
BB