Chroniques

par bertrand bolognesi

Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny
Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny

opéra de Kurt Weill
Théâtre du Capitole, Toulouse
- 23 novembre 2010
Mahagonny (Kurt Weill) au Capitole de Toulouse, avec le beau Nikolaï Schukoff
© patrice nin

À certains ouvrages, il faut quelques décennies avant d’atteindre la scène française – par scène française, l’on entendra aussi bien les planches parisiennes que les théâtres de régions. Parce que centraliste demeure notre hexagone, ce dont les mentalités et, par suite, les initiatives, ont bien du mal à se départir, c’est effectivement le plateau de la Bastille qui, pour la première fois chez nous, donnait Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny dans sa version complète, il y a quinze ans, alors même qu’il fut créé à Leipzig en… 1930, eh oui ! – ne comptons pas les nombreuses représentations, ici et là, de Mahagonny Songspiel, joué comme tel ou ponctuant parfois des mises en scène de la pièce de Brecht (comme à Metz, par exemple, dans les années quatre-vingt). Si la production de l’Opéra de Lausanne (1997) gagnait Nantes l’an dernier [lire notre chronique du 21 février 2009], Toulouse monte aujourd’hui la sienne propre - une première attendue, donc.

Le drame des premières attendues est précisément qu’elles soient attendues. En d’autres termes : l’on en attend souvent trop. Aussi, à moins de se prétendre tératologue, vaudra-t-il mieux ne pas tâcher de décrire trop la vaine tentative de l’actuel directeur du Théâtre national de Toulouse, Laurent Pelly, à l’égale futilité de ses Sieben Todsünden qui n’avaient guère convaincu à Garnier, en 2001 (sans parler d’autres méfaits à l’opéra, mieux valant pour tout le monde ne point s’acharner). Quelques idées, toutefois, comme la figuration de cette route du naufrage, pour ainsi dire, celle où le hasard conduit les trois larrons Leokadia Begdick, Dreieinigkeitsmoses et Fatty der Prokurist à fonder la ville de Mahagonny, reprise pour échouer le destin de Jim Mahonney, sacrifié au pouvoir de l’argent, par-delà même « die sieben Winter, die großen Kälten » des souvenirs déboiseurs d’Alaska. Quelques encombrements, aussi, comme la récurrence d’un narrateur qui alourdit ce spectacle manquant déjà singulièrement de rythme, enduit d’un épuisant galipot de gadgets et de gags. Certes, avec Brecht, la règle est la distanciation ; afin de préserver l’œuvre de tout rémiage, il conviendrait cependant de ne jamais oublier que Kurt Weill s’en est chargé - savoir faire confiance à la partition demeure un conseil inspiré. Si l’excellente mise en scène de Moshe Leiser et Patrice Caurier, évoquée plus haut, l’était pour des qualités intrinsèques, il revient à Bob Wilson d’avoir réalisé la distanciation idéale, dans son récent Dreigroschenoper [lire notre chronique du 15 septembre 2009].

Il est un autre écueil que n’évite pas le Mahagonny toulousain : celui d’en confier certains rôles à des voix usées. Certes, cette musique métisse les influences – son auteur en subira suffisamment les conséquences dans le temps que l’on sait. Faut-il croire pour autant que de grandes voix fatiguées suffisent à la transmettre, sinon à l’honorer ? À l’oreille, la distribution de ce soir impose trop souvent la mordacité de ces approximations. Aussi de ce plateau vocal conviendra-t-il de promptement kidnapper la lecture à distinguer exclusivement le bon.

À commencer par le baryton finlandais Tommi Hakala qui campe un Bill (gennant Sparbüchsenbill) fermement phrasé. À poursuivre par Valentina Farcas, Jenny sexy en diable, arborant un timbre aussi charmant que sa présence en scène, bien que la voix, exemplairement menée cela dit, s’avère confidentielle – il faut attendre l’arrestation, à la toute fin du deuxième acte, et le terrible Denn wie man sich bettet…, pour en goûter plus pleinement les qualités. À conclure par l’incroyable Jim de Nikolaï Schukoff qui domine souverainement : le registre grave possède une assise surprenante, presque celle d’un baryton aigu ; la conduite dévoile, telles d’innombrables vires, des harmoniques qui n’en finissent pas de sonner, jusqu’à la lumière d’un aigu mordant. Outre ce riche appareil, le ténor autrichien habite comme aucun son personnage. Ne vous étonnez donc pas qu’après avoir émis toutes les réserves qui précèdent, le chroniqueur publie qu’il fallait être là, ne serait-ce que pour le bouleversant « nur der Tag darf nicht sein » du déchirant Wenn der Himmel hell wird au début du dernier acte.

Ne pas réduire la partition à une suite de numéros dont on ne donnerait à retenir que la chanson n’est pas si fréquent, dans ce répertoire, pour qu’on signale à quel point Ilan Volkov ravit l’écoute. Le jeune chef israélien profite ici de chaque détail, mène le dessin dramatique avec le plus grand soin, sans le trop souligner jamais, comme en souvenir de ces Passions d’un autre âge auxquelles Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny ressemble tant. De l’écriture de Weill, les musiciens de l’Orchestre national du Capitole semblent avec lui s’ingénier à faire entendre ce qui bien souvent passe à la trappe, et c’est tant mieux. Préparés par Alfonso Caiani, les artistes du Chœur maison assurent une prestation efficace,tant dans la vaillance que dans les passages les plus délicats.

BB