Chroniques

par bertrand bolognesi

Bertrand Chamayou en récital
œuvres de Balakirev, Glinka, Liszt, Ravel et Schumann

Philharmonie, Paris
- 14 décembre 2023
Balakirev, Glinka, Liszt, Ravel et Schumann par Bertrand Chamayou, à Paris
© marco borggreve

Chambriste fort apprécié de ses partenaires, concertiste souvent salué dans nos colonnes, mais encore interprète qui volontiers se fait le champion de la musique de son temps, Bertrand Chamayou, aujourd’hui co-directeur artistique du Festival Ravel de Saint-Jean-de-Luz, possède un répertoire d’une vastitude assez inouïe, comme l’illustre une nouvelle fois le programme qu’il donne ce soir en la Grande Salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris. La première partie affirme un romantisme innovant, à commencer par celui de Ferenc Liszt dont nous entendons la seconde des Deux Légendes S.175 (1863), Saint François de Paule marchant sur les flots, dans un grand souffle fervent, malgré une contingence adverse : le grave du Steinway étant plutôt éteint et néanmoins invasif, le pianiste doit dès lors s’évertuer à équilibrer les registres, ce qui est loin d’aller de soi sur cet instrument dont on ne sait s’il a passé l’âge ou s’il n’a pas été idéalement réglé. De fait, la pédalisation devient bientôt assourdissante, entravant la couleur générale comme la définition du chant principal. Dans pareil contexte, le jeu sculpte plus qu’il ne dessine.

De 1836 à 1839, Robert Schumann conçoit sa Fantaisie Op.17 en trois mouvements enchaînés. D’une expression nettement plus vigoureuse, cette œuvre aux proportions développées près d’une demi-heure durant bénéficie d’une approche très investie qui en souligne le caractère passionné. Bertrand Chamayou a désormais apprivoisé l’instrument quelque peu rétif et, bien que l’aigu reste à manquer de présence, il parvient à faire traverser ce début par une clarté salutaire (Durchaus phantastisch und leidenschaftlich vorzutragen), confirmée dans la partie médiane (Mässig, durchaus energisch), réservant au Langsam getragen une douceur inouïe où se lovent les variations qui semblent particulièrement inspirer l’artiste.

Après l’entracte, celui-ci franchit le pas du romantisme au symbolisme naissant et fait bondir l’écoute jusqu’en 1908, année où Maurice Ravel signe son Gaspard de la nuit, d’après le recueil homonyme publié en 1842 par Aloysius Bertrand, sous-titré Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot – et il y a bien là de quoi visiter Trésors en noir et blanc, précieuse exposition de gravures ouverte au Petit Palais jusqu’au 14 janvier. Un travail tout en velours articule Ondine (Lent) dans une fausse nébuleuse d’un extrême raffinement qui conjugue le mystère mélancolique à l’inquiète tonicité. À la fois ciselé et fondu, le jeu favorise une musicalité des plus subtiles. Lui répond un Gibet (Très lent) joué comme une prière, résigné à l’horreur. Aucun excès de contraste ne vient perturber un maintien souverainement intérieur. Quant à Scarbo (Rapide), son exécution laisse pantois : outre la maîtrise, Bertrand Chamayou affirme ici une imagination rare qui invite en des mondes secrets. La salle se dégèle et lui fait grande fête à la conclusion de ce Gaspard splendide.

Quoi de plus juste que la musique russe pour joindre romantisme et symbolisme ? En 1864, le jeune Mili Balakirev (vingt-sept ans) adaptait au piano seul une mélodie de son aîné Mikhaïl Glinka, disparu sept ans plus tôt, L’alouette, dixième du recueil Adieu à Saint-Pétersbourg de 1840 (Прощание с Петербургом) composé sur des vers de son ami le dramaturge Nestor Koukolnik (1809-1968) – avec le musicien lui-même, Koukolnik avait collaboré dès 1837, en compagnie de Chirkov, Guedeonov et Markevitch, à l’élaboration du livret de l’opéra Rousslan et Ludmila d’après l’épopée poétique de Pouchkine (1820). Dans une transparence qui ne livre pas tout, le pianiste toulousain en révèle la délicieuse tendresse lyrique ainsi que la riche dimension orchestrale, proprement lisztienne. S’ensuivent deux pièces de périodes différentes. D’abord la Berceuse de 1902 dont le motif principal n’est guère loin de la Consolation n°3 de Liszt (1846) quand la section centrale fronce les sourcils. La délicatesse et le sens du drame se marient sous les doigts de Chamayou qui en révèlent la contemporanéité avec la façon du Rachmaninov. Tournoie ensuite le chant triste et entêtant de la Mazurka en ut# mineur n°2 de 1860. Dédiée au virtuose Nikolaï Rubinstein qui la créa à l’automne 1869 dans la capitale de l’empire, la fantaisie orientale Islamey est, techniquement, l’un des opus les plus redoutables, à n’en pas douter – cela n’échappa pas au compositeur Sergueï Liapounov qui, en 1914, en réalisait une version pour orchestre. Se jouant de tous les obstacles, l’artiste affronte bravement ce monument de la littérature pianistique qu’il ne se contente pas d’exécuter : la musique est là, sensuelle à souhait, faisant voyager l’auditoire vers les lointaines contrées d’Asie centrale.

Après ce final simplement stupéfiant, Bertrand Chamayou remercie le chaleureux accueil qui lui est fait avec la Pavane pour une infante défunte (1899), puis le quatrième numéro des Miroirs (1905), Alborada del gracioso, deux moments ravéliens qu’il interprète magistralement. Et comme si cela n’y suffisait pas, c’est avec la Gnossienne n°3 d’Erik Satie (1890) qu’il prend congé, signant de son infatigable et belle générosité une soirée mémorable, filmée par la Philharmonie de Paris qui la met à disposition sur son site jusqu’au 14 avril 2024

BB