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Chroniques
Capriccio
opéra de Richard Strauss
D’abord la musique ? D’abord la parole ? Le mieux est encore une idéale qualité des deux, liée à une parfaite symbiose des composantes… mais cette ambitieuse synthèse n’a pas toujours été réalisée par le genre opéra, au cours de ses quatre siècles d’existence. Objet de mille et un débats, textes et autres déclarations aussi fermes que définitives, la question fut portée en scène dès la fin du XVIIIe siècle et avec infiniment d’humour, dans un divertissement théâtral commandé en 1786 par l’empereur Joseph II, et réunissant (ou opposant) deux Italiens, le compositeur Salieri et le librettiste Casti, via l’opera buffa justement titré Prima la musica, poi le parole. Le très célèbre et fort sérieux Richard Strauss y revint à l’extrême fin de sa carrière, avec ce Capriccio créé à Munich fin 1942, en plein régime nazi dont Strauss était devenu le compositeur quasiment officiel, et devant le gotha des dignitaires du parti.
Côté « parole », l’ouvrage avait connu une cascade d’insatisfactions du musicien et de modifications du texte, accompagnée de changements du librettiste de service. C’est dire si cette partie – pourtant fondamentale dans un ouvrage maniant l’humour, la drôlerie, l’esprit, mais aussi, conséquemment, l’ironie, la rosserie, la férocité – eut du mal à naître. Encore est-ce dire si, enveloppé par la fibre musicale d’une indéniable qualité, l’auditeur doit lui-même pouvoir savourer la pugnacité, le mordant et le brio de la composante parolière : en suivre bondissements et rebondissements, même dans l’enchevêtrement d’un ensemble vocal, duo en tête. Bref, bien maîtriser la langue parlée (ici l’allemande). Si ce n’est pas le cas, il reste toujours le surtitrage offert aux spectateurs gallicans des opéras français… mais ce n’est vraiment qu’un palliatif.
On comprend l’audace que présente pour un créateur de monter et illustrer théâtralement cet ouvrage, audace qui passe quasiment à la rubrique tous-risques quand il s’agit de la première mise en scène opératique de celui-ci Eh bien, dire que le jeune allemand d’origine hongroise Dávid Márton a rempli son (difficile) contrat en la matière est une évidence de chaque scène, chaque intervention, chaque aria, ensemble concertant, souvent « casse-gueule », après une introduction chambriste durant laquelle une maigrelette ampoule électrique n’en finit pas de descendre des cintres. En parfait accord avec les décors et les costumes de Christian Friedländer, bien soulignés par les éclairages d’Henning Streck, le metteur en scène situe l’action à l’époque même de sa création – une idée qu’explorait déjà Robert Carsen [lire notre chronique du 8 septembre 2012] : 1942, dans une salle de théâtre « à l’ancienne », de style rococo modernisé, vue de côté, avec vue plongeante sur et sous la scène, voire dans les immédiats coulisses. Là, à tout ce beau monde lyrique de jouer, chanter, manier jusqu’à plus soif son art de la scène, jeu, conflit, mensonge, drague – bref, la vie d’artiste ! –, sous le regard et surtout l’écoute de Monsieur Taupe (excellent François Piolino), le souffleur officiel, également espion du régime, qui passe son temps à noter tout ce qu’il voit et entend.
La distribution est particulièrement copieuse autour du personnage phare de la Comtesse qui, côté cœur, n’en finit pas d’hésiter entre le compositeur et l’auteur. Le soprano Emily Magee s’avère vocalement fort à l’aise et développe un chant souple et délié, couronné par un aigu clair, jamais dur, toujours séducteur. Quant aux deux artistes qui font balancer son cœur, l’oreille du mélomane, elle, n’hésite pas : la flexibilité, la sureté, le mordant du chant développé par le librettiste d’un soir, à savoir le baryton Lauri Vasar [lire notre chronique du 29 mars 2013], l’emporte sur l’émission point trop stable dans l’aigu de son confrère musicien, le ténor Lothar Odinius. Le Chanteur italien campé par Dmitry Ivanchey et la Chanteuse italienne chantée par Elena Galiskaya apportent vivacité, jeunesse et musicalité, alors que le métier développé par Victor von Halem dans le rôle du Directeur de théâtre est quelque peu gêné par une émission fatiguée.
Le reste du plateau vocal apporte des éléments de choix, mais aussi les solistes puisés dans les Chœurs de l’Opéra national de Lyon, pour chanter et jouer les huit serviteurs, sans oublier les musiciens se produisant sur scène. Reste la direction fouillée, équilibrée, bien menée mais manquant tout de même parfois d’un brin de vigueur, sagement développée par Bernhard Kontarsky à la tête d’un orchestre de bonne homogénéité. On peut préférer un autre opéra de Richard Strauss ; on ne peut que savourer les beautés de ce spectacle.
GC