Chroniques

par laurent bergnach

Carmen
opéra de Georges Bizet

Opéra de Lausanne
- 17 juin 2005
Carmen (Bizet) à l'Opéra de Lausanne : Nikolaï Schukoff et Isabelle Cals
© marc vanappelghem

En programmant Carmen en dernier spectacle de saison, l'Opéra de Lausanne fête à sa manière les cent trente ans de l'œuvre. Créée à l'Opéra Comique le 3 mars 1875, on sait quel accueil mitigé lui réserva un public familial qui n'attendait pas tant de soufre. Quant à la presse française, elle en dit tout et son contraire : personnages bien peu intéressants, musique sans ordre et sans clarté, recherche de l'originalité qui va jusqu'à la bizarrerie… Beaucoup d'encre gaspillée pour abattre cet « antidote à la névrose wagnérienne » (le mot est de Nietzsche) qui, pour certains, ne mérite pas plus d'attention que la plupart des opérettes.

Bien que courtisane audacieuse, odieuse, cupide, notre gitanilla est un personnage bien plus subtil que tous les poncifs qu'elle appelle. Trop souvent réduite à son instinct, on en oublie qu'à l'origine, chez Mérimée, Carmen possède aussi une incroyable maîtrise du langage. Certes, elle ne s'en sert pas toujours à bon escient, puisque la jeune femme a l'ironie facile – insinuant que José a des travaux de dentellière, que sa collègue aurait plus besoin d'un balai que d'un âne, etc. – et sait inventer à l'intention du Navarrais une origine géographique commune. Cela lui rapporte à l'occasion des ennuis (la bagarre à la manufacture de tabac), mais c'est néanmoins un grand signe d'intelligence, une preuve d'adaptation à un milieu qui l'entrave. Son seul tort est d'avoir sous-estimé l'ivresse de don José (décidé à boire tous ses mensonges) et d'avoir voulu changer de laisse : c'est en jetant la bague au sol qu'elle déclenche la machine à tuer.

Le mezzo-soprano Isabelle Cals possède une belle technique et la couleur de voix qui s'impose. Si elle évite d'incarner une « pouliche » (cf. Mérimée) caricaturale, en revanche, son personnage manque de chien. Carmen n'est pas seulement une invitation au plaisir, elle doit être aussi assez charismatique pour faire respecter ses refus. Elle doit être sûre d'elle-même puisque, par expérience, rien ne lui résiste et qu'elle est libre comme le Diable. Oui, Carmen est cette femme qui brise une jarre quand elle n'a pas de castagnettes, cette femme qui s'entête à suivre son chemin, même si, trois fois de suite, une lame vient l'en empêcher. Or, la chanteuse manifeste souvent des gestes de tension et d'agacement qui l'assimilent à une enfant capricieuse pouvant entrer en crise si on lui résiste. C'est l’option d’un personnage immature, pétri d'impuissance, qui voit ici le jour, et mériterait qu’on l’interroge plus avant, sans doute. Outre cet antagonisme, signalons enfin une voix parlée dont la préciosité aurait plus sa place au Carmel de Compiègne que dans une posada sévillane.

Le reste de la distribution appelle aussi quelques réserves.
Nikolaï Schukoff est un don José corsé, nuancé et puissant, un rien tendu dans les aigus. Donné avec l'intériorité d'un Lied infiniment sensible, La fleur que tu m'avais jetée est fort justement applaudi. Ainhoa Garmendia surjoue parfois Micaëla, mais son chant clair et bien mené fait naître l'émotion, en particulier dans la prière de l'Acte III. Evgueni Alexiev (Escamillo) manque un peu d'ampleur, tandis que nous regrettons de ne pas entendre plus Jean-Marc Salzmann (Zuniga), baryton clair et puissant, et Ivan Ludlow, l’inquiétant Dancaïre. Si le chœur des femmes paraît brouillon par moment, celui des hommes surprend par sa douceur.

Sol rougeâtre, murs grisâtres, dépouillement des accessoires (des chaises sur la place, des tables chez Lillas Pastia, puis des paniers d'oranges) font espérer une relecture complète de Bizet par les metteurs en scène Patrice Caurier et Moshe Leiser. Malheureusement, il a bien fallu en passer par les costumes typiques, signés Agostino Cavalca, qui, par leur kitsch, renforcent certain aspect « vaudeville » du livret. À cet égard, l'acte des contrebandiers, le plus intemporel, est le mieux réussi. Autrement, des scènes bien senties (moqueries des enfants, foule des arènes) alternent avec d'autres qui glacent par leur manque de complicité (Les tringles des sistres tintaient). En fosse, à la tête de l'Orchestre de Chambre de Lausanne, la lecture précise, équilibrée, chaleureuse malgré un côté policé, de Nicolas Chalvin rappelle combien les instruments à vent – José-Daniel Castellon à la flûte, Markus Haeberling à l’hautbois et Thomas Friedli à la clarinette –, plus que la percussion, ont d'importance dans cet hymne à la liberté que d'aucuns prirent pour de la sauvagerie.

LB