Chroniques

par bertrand bolognesi

Centenaire Gabriel Fauré par L’Instant donné
Oxana Omelchuk, Mario Pagliarani, Gérard Pesson et Johannes Schöllhorn

Philharmonie / Le Studio, Paris
- 26 janvier 2024
Gérard Pesson salue avec L'Instant donné à la Philharmonie de Paris
© dr

Après le concert commémorant hier le centenaire de la disparition du compositeur italien Ferruccio Busoni [lire notre chronique de la veille], nous fêtons aujourd’hui son confrère français, Gabriel Fauré, décédé un peu plus de trois mois plus tard, le 4 novembre 1924. Pour ce faire, la Philharmonie de Paris propose six rendez-vous, de jeudi à dimanche, dont celui d’aujourd’hui est le deuxième – ce Week-end Fauré intime était inauguré par le ténor Cyrille Dubois et le pianiste Tristan Raës, dans un récital de mélodies françaises, et se poursuivra demain après-midi via le menu pianistique d’Aline Piboule sur instrument historique, avec l’écrivain Pascal Quignard, puis par un moment chambriste du Quatuor Strada avec le pianiste Simon Zaoui en soirée, complété dimanche par les musiciens de l’Orchestre de Paris et enfin, le soir, par le concert que l’Orchestre de Chambre de Paris consacre à Pelléas et Mélisande (Fauré, Read-Thomas et Sibelius). Quant à nous, nous avons choisi Fauré aujourd’hui, programme concocté par l’ensemble L’Instant donné autour du musicien ariégeois avec des œuvres de nos contemporains.

Conçu en 2020 pour flûte, clarinette, violoncelle, piano et son enregistrés, puis créé par dans le Tessin (Suisse) à Canobbio dans le cadre du festival La Via Lattea, le 12 septembre 2021, D’après un rêve de Mario Pagliarani (né en 1963) est un diptyque (Loin, puis Caché) qui se penche sur les séjours de Fauré à Lugano. « Le choix d’une mélodie archi-célèbre – un tube usé à force d’être entendu – pourrait sembler banal », assure le compositeur, « mais c’est justement cela qui me permet de travailler sur le recouvrement et la dissimulation ». Vigoureuse, une déflagration du piano (Caroline Cren) ouvre cet opus, bientôt suspendue dans la résonnance, avec une réminiscence de clarinette aus der Ferne (Mathieu Steffanus), ponctuée par une rage de violoncelle (Nicolas Carpentier). La résurgence fauréenne paraît hors-champ, tandis que les accords pianistiques dessinent le squelette de la mélodie originelle. Il y va d’une sorte de tentative de se souvenir de mieux en mieux du rêve sur le divan du praticien. Après un bref volettement de flûte, la mélodie survient du lointain, comme d’un outre-monde agrémenté de crispations éperdues – autant de résistance à cet après-là du rêve, peut-être.

La voilà, précisément, cette mélodie de l’Opus 7 (1870-1877 ; création à Paris, le 11 janvier 1879) d’après un poème anonyme italien qu’adapta en français le baryton et poète parisien Romain Bussine (1830-1899). La première impression n’est pas des meilleures : si la tendresse pianistique est plus que probante, le soprano Marion Tassou [lire nos chroniques de Gloria, Snowdrift, Goethe-Lieder, L’île du rêve, Bouchara, Die Zauberflöte, Parsifal et Le Grand Macabre] accuse une carence dictionnelle certaine qui vient desservir la perception de l’œuvre et entacher celle de la qualité du timbre vocal. Le problème persiste dans Paradis, Prima verba et Les roses ardentes, trois poèmes du symboliste gantois Charles Van Lerberghe (1861-1907) qui forment La chanson d’Ève Op.95 (1906-1910 ; création des deux premiers volets à Londres, le 18 mars 1908, puis du troisième le 26 mai 1909 à Paris). Les consonnes sont cruellement absentes, ce qui flatte la trajectoire et impressionne mais désarticule considérablement le chant, à l’instar de celui du soprano Angèle Chemin, mardi dernier dans les Fünf Lieder nach Georg Trakl de Gualtiero Dazzi [lire notre chronique du 23 janvier 2023] : de même qu’on pouvait alors rester ignorant du fait que la chanteuse s’exprimait en langue allemande, on n’entend rien de français ce soir. C’est dans le somptueux phrasé de la pianiste que l’oreille va chercher donc son plaisir, qui n’est point déçu.

C’est à la compositrice biélorusse Oxana Omelchuk (née en 1975) que L’Instant donné et la Philharmonie ont passé commande d’une nouvelle œuvre, donnée aujourd’hui en création mondiale. Elle est écrite pour flûte (Mayu Sato-Brémaud), clarinette, harpe (Esther Kubiez-Davoust), piano, percussion (Maxime Echardour), violon (Saori Furukawa), alto (Elsa Balas) et violoncelle ; elle s’intitule Radiophonie intérieure (2023). « À la différence de Rimbaud ou de Debussy, Fauré n’appelle pas à des innovations révolutionnaires : il s’efforce plutôt de suivre la voie, admirable et périlleuse, d’une tradition qui s’est fourvoyée », confie l’auteure (brochure de salle) qui fait aussi ce vœux : « Peut-être parviendrai-je à rêver une pièce inconnue de Fauré ? ». À travers la typicité bien reconnaissable de certains gestes personnels de son grand aîné français, Omelchuk atteint une déconstruction fascinante de l’ipséité fauréenne, un à-la-manière-de… Derrida en musique, pour ainsi dire, dont la séduisante souplesse, quintessentielle, mène à une danse râpeuse conclue dans un statisme à l’aura quasi spectrale.

Après le très bref et volatil Sérigraphie : Prélude 1, d’après le Prélude en ut# mineur Op.103 n°2 de Fauré – ce dernier est presque une étude pour l’exécution des mordants ! – pour flûte, clarinette, piano, percussion, violon et violoncelle de Johannes Schöllhorn (né en 1962) (2017 ; création à Berlin le 19 novembre 2017 par Manuel Nawri à la tête du Safraan Ensemble), dans un effleurement joueur, nous découvrons Fauré à Lugano, composé pour voix, flûte, clarinette, piano, harpe, percussion, violon, alto et violoncelle en 2021 et 2022 par Gérard Pesson puis créé dans son entièreté par Marion Tassou et L’Instant donné, le 10 février 2022 à la Marbrerie de Montreuil. Le titre précise d’après Gabriel Fauré sur des poèmes de Charles Van Lerberghe et un texte original de Mathieu Nuss. Convoquant la harpe de la châtelaine, le musicien parcourt le cycle mélodique Le jardin clos Op.106, la Barcarolle de l’Opus 104, trois des neuf Préludes Op.103, enfin La chanson d’Ève précédemment entendue, toutes pages réalisées entre 1904 et 1914 dans son style tardif – « œuvres profondes, à la fois sereines et inquiètes, vibrantes, clarifiées et nues, conçues devant une vue superbe, véritable Ithaque helvétique, là où allait s’écrire Pénélope, entre les papiers modern style de sa chambre et sur le pompeux piano Érard qu’on y avait fait placer », décrit encore Pesson (même source). « J’ai conçu une suite de neuf pièces pour voix et ensemble […]. La grande œuvre luganaise, Pénélope, est évoquée dans le dernier numéro, à partir d’un texte écrit spécialement pour cette création par le poète français Mathieu Nuss […]. J’ai glissé aussi […] l’évocation fugitive d’un chant anarchiste bien connu des Luganais, Addio Lugano Bella ». Alternant balancement hypnotique, lyrisme encore romantique, chuchotement chaloupé, sifflements et même quelques insolites (le cordier du piano s’improvise guitare, une cithare égrappe l’écho des cloches-tubes, etc.), cet opus est caractérisé par son extrême raffinement où la vocalité est positivement contrariée, donc renouvelée. Après une invasion des gongs, nous y goûtons encore un frémissement d’élytres fiévreux par nuit de solstice. Fauré à Lugano s’achève dans une fausse sérénité contemplative qui se pourrait bien apparenter à la profonde et incurable mélancolie.

BB