Chroniques

par marc develey

das wohltemperierte Klavier I
Johann Sebastian Bach par Daniel Barenboïm

Piano**** / Théâtre du Châtelet, Paris
- 11 avril 2005
Daniel Barenboim joue Bach au Théâtre du Châtelet (Paris)
© monika rittershaus

Le Clavier bien tempéré de Johann Sebastian Bach est une œuvre charnière, baroque encore, où Bach s'essaie à envelopper tout l'horizon musical de son temps tout en rendant justice à la diversité infinie des climats qui le traverse ; classique, déjà, elle annonce cette sensibilité à l'architecture harmonique qui sera le propre de la musique occidentale à partir du XVIIIe siècle. Peu de partitions furent à ce point sollicitées par la musique qui les suivit ou par la tradition interprétative. Dès lors, en proposer une lecture relève aujourd'hui d'une gageure : il s'agit tout autant de prendre acte des acquis et des errements de la tradition que de replacer l'œuvre à l'ouverture de la musique occidentale moderne.

À ce titre, le récital de Daniel Barenboïm ne lui rend pas justice. Nos reproches vont moins au son désagréable du Steinway ou au caractère souvent brouillon de certains traits (irrégularités rythmiques, surtout), en particulier en première partie de concert. Rien de digne d'attention, si ce n’est le parti pris de l'artiste de s'inscrire dans une interprétation résolument romantique. À sa décharge, il en maîtrise parfaitement le style : anastomose en legato expressif, articulation plus portée que piquée,rubato, emphase rappelant parfois l'orgue (surtout à la basse). Au fil des préludes et fugues, on rencontre ainsi des réminiscences du vieux Haydn (Fugue n°15), de Schubert (phrasé du Prélude n°20), Schumann (Prélude n°7), Mendelssohn (Prélude n°18), Brahms (Prélude n°22), Liszt (Fugues n°4, n°22), Moussorgski (Prélude n° 17), Debussy (Préludes n°3, n°21), etc.

La musique de Bach – est-il besoin de le préciser ? – se plie mal à ces transpositions stylistiques. L'intériorité baroque est un lieu où se confrontent les passions dans un combat qui trouve encore sa raison ultime dans la clarté de la totalité divine, non un abîme où la conscience inquiète se découvre chargée de l'impossible responsabilité tant d'elle-même que du monde. Dans ses modulations complexes, dans la variété et la liberté de ses ornementations, dans le contraste entre mélodie et harmonie, choral et aria, la musique de Bach reflète le jeu entre l'ordonnancement parfait du monde et la multiplicité indéfinie des variations de sa manifestation, dont les passions humaines ne sont qu'un des modes.

À vouloir en faire l'expression d'une conscience engagée dans l'introspection d'elle-même, selon les tropes stylistiques précédemment évoqués, on la réduit à une série de pièces ornementales et anecdotiques, parfois poussives, souvent maniérées, toujours superficielles. Ici, seul le Prélude n°8 semble pouvoir supporter pareille transposition sans y perdre tout de sa profondeur.

MD