Chroniques

par bertrand bolognesi

Death in Venice | Mort à Venise
opéra de Benjamin Britten

Opéra de Metz
- 23 février 2005
Death in Venice de Benjamin Britten à l'Opéra de Metz
© christian legay

Le 16 juin 1973, le festival d'Aldeburgh affichait la première du dernier opéra de Benjamin Britten : Death in Venice, adapté du court roman de Thomas Mann qui avait inspiré au cinéaste Luchino Visconti Mort à Venise, film réalisé en même temps que le compositeur britannique s'engageait dans cet ultime défi. Y avait-il dans ce texte matière à faire un opéra ? Vaste sujet… Toujours est-il que Britten, affaibli et déprimé par la maladie, puisera dans les doutes, les enthousiasmes et jusque dans la mort de Gustav von Eschenbach, le personnage principal, l'énergie d'exprimer ses propres interrogations et regrets avant de quitter ce monde.

Un écrivain célèbre, Eschenbach, part pour Venise après qu'une sorte d'apparition lui ait soufflé, dans un cimetière, que la solution à son actuelle incapacité à voir clair en lui-même pour continuer le mieux possible à vivre et à créer lui viendrait d'un voyage vers le sud. Ce ne sera pas la seule survivance romantique du roman de Thomas Mann, du reste. Arrivé dans la Sérénissime, l'homme de lettres observera la vie autour de lui, une vie à laquelle il ne parvient pas à prendre réellement part. Certes, il aime sa condition qui le rend extérieur à toute action commune, mais le plaisir qui magnifie les êtres qui l'entourent l'exclu cruellement. Des familles venues de toute l'Europe goûtent à la touffeur vénitienne. Parmi celles-ci, Eschenbach remarque particulièrement une belle polonaise accompagnée de ses deux filles et de son fils : l'adolescent Tadzio (diminutif de Tadeusz).

Dans son journal, le sévère Thomas Mann confesse le choc que fut pour lui la rencontre d'un bel éphèbe sur une plage, tandis que sa femme et sa fille fermaient les yeux et prenaient l'eau. Si cet épisode de sa vie est incontestablement le point de départ de son récit, lui, tout admiratif qu'il ait été de la beauté du garçon, parviendrait à lui parler, et l'inviterait même dans sa résidence de vacances. Pudiquement, la confession du penseur bavarois n'évoquera que le partage d'un doux baiser dans son cabinet de travail… Par contre, son personnage Gustav von Eschenbach, dans lequel il projette bien entendu une grande part de lui-même, n'abordera jamais Tadzio, de sorte que l'admiration s'y fait attirance, puis fascination et désir, passion enfin, jusqu'à cet aveu qu'il qualifie lui-même de ridicule (« Je t'aime ») sans savoir jamais le lui dire. Dans le roman, dans le film, dans l'opéra, nous n'apprendrons rien sur le gracieux jeune homme, sorte d'apparition, au même titre que l'énigmatique voyageur aux allures de pythie croisé dans le cimetière de Munich. Eschenbach est venu pour mieux vivre, lui dont l'âge devrait engager l'apprentissage de la sagesse et de la mort. En imaginant qu'une épidémie de choléra frappe Venise, Mann désigne cruellement le refus désespéré de voir la réalité. La rumeur grandit tandis que les autorités publient de fausses informations pour tranquilliser les touristes et ne pas compromettre le commerce.

Des familles commencent à rentrer vers les pays du nord. Mais tant que Tadzio reste, Eschenbach, pourtant précisément et honnêtement prévenu, reste également. Il se promet d'avertir la mère des risques qu'elle fait encourir à ses enfants en ne quittant pas les lieux : l'illusion qu'une relation pourrait prend naissance avec l'adolescent, illusion nourrie par quelques regards simplement polis et peut-être intrigués qu'il interprète à sa façon, est plus forte que la raison. Tout au long de l'opéra, le petit dieu Tadzio remporte toutes les joutes masculines ; pour finir, il est vaincu sur la plage même où le choléra terrasse l'écrivain.

Encore rarement joué, Death in Venice faisait l'objet d'une nouvelle production de l'Opéra de Metz. Pour sa mise en scène, Vincent Vittoz a rejeté toute évocation trop évidente de la Sérénissime ; une certaine lumière, les brumes matinales sur le Lido, une structure asymétrique tournant sur elle-même au centre de l'espace, bois flottant faisant parfaitement illusion, exotisme des toiles peintes mollement suspendues à des mats pour construire la chambre d'hôtel, tout cela suffit à recréer avec une grande élégance l'atmosphère si particulière de la ville. Les corps font vivre le décor d’Éric Chevalier grâce à la chorégraphie ingénieuse de Frédérique Leroy. Pour cet ouvrage dont les protagonistes ne communiquent pas entre eux, ou uniquement sur des modes extrêmement codés – entre jeunes gens, entre villégiateurs d'un même monde, entre commerçants, etc. –, la direction d'acteurs s'appuie sur une certaine plastique de chaque geste et déplacement, ne nécessitant pas d'approfondissement.

On retrouve ici un chanteur que l'on entend régulièrement : John Hurst, habitué de la musique de Britten, et qui compose ce soir un Eschenbach tout en finesse. Il sert d'un timbre clair délicatement coloré un rôle écrasant qui demande beaucoup d'endurance et d'engagement. La qualité de sa participation vocale comme la sobriété bienvenue de sa présence scénique font de sa prestation l'évident succès du spectacle. On remarquera également les brèves mais brillantes interventions du contreténor Roméo Cornelius en Apollon, et surtout les multiples incarnations – le vieux beau, le directeur de l'hôtel, le gondolier, le barbier, etc. – du baryton britannique Damian Thantrey, par ailleurs excellent comédien, lui aussi fort aguerri à Britten (Albert Herring, Owen Wingrave, A midsummer night's dream…). La franche camaraderie des amis de Tadzio, convoitée par Eschenbach, est ici soulignée par la discrète sensualité des danseurs, Valérian Antoine prêtant sa silhouette à l'éphèbe, ici énigmatique Tadzio sans visage.

Si les artistes du Chœurs de l'Opéra de Metz n'ont pas toujours bien vécu les difficultés rythmiques de la partition qui leur était confiée, l'Orchestre National de Lorraine s'est avéré exemplaire, sous la baguette attentive de Philip Walsh, s'imposant par une lecture d'une grande précision, suivant pas à pas chaque affect de la dramaturgie avec une sensibilité expressive et délicate. Dans l'ensemble, Death in Venice est donc une réussite !

BB