Chroniques

par bertrand bolognesi

Dialogues des carmélites
opéra de Francis Poulenc

L'Esplanade / Opéra-Théâtre de Saint-Étienne
- 6 février 2005
Dialogues des carmélites, opéra de Poulenc photographié par Cyrille Sabatier
© cyrille sabatier

Recueillement, dignité et noblesse pourraient être les trois maîtres mots de la nouvelle production de Dialogues des carmélites présentée à L'Esplanade, ce dimanche. Le public s'installe, se retrouve, discute, tousse, s'ébroue et peu à peu réalise qu'une image fixe est projetée face à lui. À l'avant-scène, il lit, reproduite sur toute la largeur du cadre, une plaque commémorative : « À la mémoire des seize carmélites de Compiègne, mortes pour la foi le 17 juillet 1794, béatifiées le 27 mai 1906 ».

L'écoute et le regard de chacun prendront dès lors la mesure de la gravité du sujet, servi par une distribution exceptionnelle. Jean-Louis Pichon signe une mise en scène d'une absolue sobriété, suggérant tour à tour l'intérieur de l'Hôtel de La Force, l'autel de la chapelle du Carmel, son parloir ou la prison, par quelques éléments judicieusement choisis qui, devant la perspective troublante d'un paisible cimetière, vont et viennent. Sur les premières mesures, deux religieuses prient dos au public, devant un petit carré de jardin entre trois hauts murs bordés des arbres de l'hiver, refermé par une sévère grille de fer. Elles disparaissent bientôt, laissant contempler ce que l'on prend d'abord pour une projection, car le décor est discrètement voilé d'un tulle et que la perception qu’on en a est encore conditionnée par le mode d’apparition du marbre cité plus haut. Mais non, il s'agit bel et bien d'un décor tout exprès conçu par Alexandre Heyraud, un décor dont la pudique poésie accompagnera le drame jusqu'à son dénouement, ses limites buvant sereinement les différentes lumières du jour en un savant éclairage qui souligne son ordre français tout classique, austère et doux, comme ses possibles réminiscences italiennes et flamandes.

Avec ce plateau vocal, l'émotion est au rendez-vous.
Alexander Swan est un Chevalier de la Force à la voix claire, présent et attachant. Le Marquis est incarné par Christian Tréguier qui en fait un personnage évident grâce à la fréquentation qu'il en a de longue date et à un timbre proprement convainquant. De même Christian Jean est-il un Aumônier idéal, avec une émission franche, un chant vaillant autant qu'élégant et souple, et une véritable intelligence du texte. Égal à lui-même, Jean-Pascal Introvigne affirme professionnalisme et fiabilité, lui qu'on entend souvent dans des rôles secondaires ; c'est encore le cas aujourd'hui, à ceci près qu'il en tient trois : tour à tour le laquais Thierry, Javelinot le médecin, puis un Officier.

Quant aux religieuses…
Marianne Dellacasagrande propose une Sœur Mathilde parfaitement honorable. On trouve en Nathalie Manfrino une Constance efficace, jamais exagérée (comme c'est trop souvent le cas) ; son personnage possède une fraîcheur qui jamais n’est légèreté. L'aigu est facile sans chercher à se montrer spectaculaire : la chanteuse sert la musique s'en se servir d'elle. La mise en scène n'insiste pas sur l'amitié qui lie les deux novices et les mystères qui la dirigent. C'est un choix qui se tient, isolant encore un peu plus l’héroïne (l’anti-héroïne ?) dans « sa peur de la peur ». Sophie Marin-Degor amorce une Blanche de La Force dont, souffrante, elle laisse la peau au bout de vingt minutes de scène à Michelle Canniccioni. La chanteuse, dont on se rappelle la Liu de Strasbourg (Turandot, automne 2001), connaît bien le rôle : elle l'a chanté à Séville au printemps 2003, dans cette même production, puis dans celle de Carsen que dirigeait Muti à La Scala ; cela ne ternit pas son mérite à prendre ainsi le train en cours. Peu assurée lors de sa première apparition (Acte I, Tableau 3), elle révèle par la suite un chant ample, bien mené, et bien vite laisse oublier l’événement perturbateur de la représentation par sa précieuse présence. Confortablement sonore, la voix prend tout naturellement place aux côtés des trois aînées du Carmel.

Sans que jamais celles-ci mésusent de la puissance facile de leur organe, le trio de tête bénéficie, en effet, de certaines dimensions vocales. Marie-Thérèse Keller est une Mère Marie de l'Incarnation judicieusement autoritaire qui entretient une pâte et une couleur parfaitement gérées. Mme de Croissy est magnifiquement incarnée par Sylvie Brunet (au jeu parfois un peu trop appuyé, toutefois), tandis que Michèle Lagrange livre une Madame Lidoine bien plantée, très humaine, dominant toute la distribution d’un chant porté loin par un personnage terrestre qui attire la sympathie.

Plutôt que de s'appesantir sur un travail de fosse dont la conduite malheureuse empêche que le plaisir soit total, préférons évoquer le dernier tableau. Un peu comme dans la mise en scène de Marthe Keller (1999), regroupées en haut de la scène les carmélites descendent une par une pendant le Salve Regina, s'écroulant dans le chant suspendu dès la glaçante chanson du couperet. Mais ici, Blanche, dos au public, regarde ses sœurs suppliciées, créant une possible invitation à rejoindre leur martyre – qu'auriez-vous fait en ces temps-là, semble demander ce final. Derrière les religieuses, une vidéo de Georges Flores est projetée plein cadre : c'est une vue maritime où les flots reculent (comme lorsque, assis à l'arrière d'une vedette, vous regardez l'eau en prenant de la vitesse). Durant le prélude, des guillotines apparaissent peu à peu, jusqu'à former une jonchaie dans cette mer éprouvante, mer de larmes comme d'autres mères de douleurs

Lorsque le chant commence, l'eau s'est stabilisée ; seuls quelques nuages animent le paysage. Les couperets de la vidéo illuminent la scène de l'éclair cru de leur chute, les instruments de la République disparaissant en même temps que leurs victimes. Sur le paisible postlude, la mer rougie de sang se fait lac brumeux et calme, doux comme un certain cimetière…

« ...Beati mortui qui im Domino moriurtur » disait le marbre.

BB