Chroniques

par katy oberlé

Die Soldaten | Les soldats
opéra de Bernd Alois Zimmermann

Internationale Maifestspiele / Hessisches Staatstheater, Wiesbaden
- 30 avril 2016
Vassili Barkhatov met en scèhne "Die Soldaten" de Zimmermann à Wiesbaden
© karl und monika forster

Une fois n’est pas coutume : c’est intimidée par ce que je venais de voir que j’ai pris la route pour rentrer chez moi. Jouer Die Soldaten de Zimmermann tient encore du pari et montre un certain courage. Il est déjà louable que des institutions comme le Salzburger Festspiele, l’Opernhaus de Zurich ou la Bayerische Staatsoper (Munich) décident, souvent en coproduction, d’ailleurs, d’en courir le risque. Mais lorsqu’y prétend une petite maison d’opéra comme le Staatstheater de Wiesbaden, il faut absolument la soutenir [lire nos chroniques du 20 août 2012, du 4 octobre 2013 et du 31 mai 2014]. En France, on connait encore mal l’ouvrage qui a révolutionné l’histoire du genre lyrique en 1965. De ce côté-ci du Rhin, il est plus souvent joué, et l’on peut imaginer que les Allemands sont moins frileux. La salle était pleine, aujourd’hui, mais il faut être honnête : la représentation l’occupant entièrement, c’est sur scène que les spectateurs ont été installés, si bien que l’impression d’un taux de remplissage honorable n’est pas à prendre à la lettre, un plateau bien rempli ne faisant pas le poids contre un théâtre plein. Et si l’on commence à calculer en regardant de part et d’autre de la fosse d’orchestre, il semble clair que les rangs du Staatstheater auraient été peu fréquentés si l’action s’était donnée de manière traditionnelle.

C’est dommage, mais au moins ceux qui sont venus auront vu quelque chose d’exceptionnel. De toute façon, Die Soldaten ne se soumet guère au dispositif frontal du théâtre à l’italienne. Je ne connais pas la version de la Ruhrtriennale, mais à lire mon collègue enthousiaste, il semble bien qu’un éclatement de l’espace soit un avantage [lire notre chronique du 11 octobre 2006]. En ce qui me concerne, c’est même la première fois que je peux voir cette œuvre que je n’ai abordée que par la proposition d’Hermanis filmée à Salzbourg [lire notre critique du DVD]. Et je ne suis pas déçue, bien que pas totalement convaincue.

Le puissant écho que gagnent les percussions, innombrables dans Die Soldaten, lorsqu’on est placé de ce côté-ci de l’orchestre n’est vraiment pas un avantage. Du coup, la musique de Zimmermann m’est restée sur l’estomac, il faut le dire. Heureusement, passée cette surprise, la partition offre des moments plus délicats où tous les instrumentistes ne jouent pas en même temps ! Avec la voix, le continuum robuste de l’Hessisches Staatsorchester Wiesbaden a bien du mal à s’équilibrer, malgré tout le talent du chef, Zsolt Hamar. L’idée d’inverser le lieu à jouer s’avère donc plutôt catastrophique, d’un point de vue strictement acoustique.

Difficile, du coup, de se prononcer vraiment quant à la performance vocale. Dans la foule de rôles qui traverse les corbeilles, le parterre et même les baignoires, quelques-uns ont plus retenu mon écoute que d’autres. La douce autorité du Wesener de Pavel Daniluk me parut satisfaisante, ainsi que la clarté presque insolente du ténor Martin Koch en Desportes. Le mezzo-soprano Andrea Baker passe nettement moins en mère de l’amoureux, le timbre semble rester toujours un peu loin. En Stolzius, le baryton ferme et le jeu très investi d’Holger Falk font un tabac ! C’est aussi le cas de la Marie acrobatique de Gloria Rehm qui réussit à jongler dans le suraigu tout en colorant sa voix d’une accroche peut-être plus lyrique que colorature. Puis il y a la Comtesse confortable de l’Australienne Sharon Kempton, enfin le très doux Valdemar Villadsen (ténor) dans l’un des trois Jeunes Officiers… impossible d’en dire plus quant aux autres chanteurs.

En revanche, cette soirée d’ouverture de l’Internationale Maifestspiele est positivement marquée par la mise en scène brillante de Vassili Barkhatov. Ce jeune artiste russe (né en 1983) signa plusieurs travaux dans son pays (Bolchoï de Moscou, Mariinski de Saint-Pétersbourg) avant d’en réaliser pour Bâle, Mannheim et Vienne. Nos colonnes ont salué sa Jenůfa reprise à Baden Baden [lire notre chronique du 21 janvier 2008]. Avec l’aide du scénographe Zinovy Margolin il aménage l’espace habituellement réservé au public. Cette inversion pallie les problèmes posés par l’œuvre, réputée injouable, tout en amenant à la surface des questionnements intéressants sur l’art de la représentation, sur les rituels sociaux, etc. Dans ce charmant théâtre que fréquenta la bourgeoisie oisive du XIXe siècle en villégiature thermale, il n’y a rien d’anodin à parler de guerre et de soldats troussant des jeunes filles bientôt transformées en putains afin de payer les dettes de jeu de ces hommes… Encore mieux : projetée sur un immense zeppelin en suspension sous le grand lustre, la vidéo de Gérard Naziri révèle le théâtre lui-même lorsqu’il fut réquisitionné par les alliés juste après la guerre qui en firent momentanément un hôpital de fortune dont la morgue nous est montrée. Les costumes d’Olga Shaishmelashvili renvoient plus aux deux conflits précédents – 1870, 1914. Ce n’est pas le théâtre dans le théâtre qu’explore Barkhatov mais la mise en abîme de l’impossibilité de jouer Die Soldaten dans un théâtre traditionnel. On est même tenté d’y voir l’histoire de cet opéra, refusé par son commanditaire, puis objet de scandale à sa création ! L’utopie artistique de Zimmermann se dresse en étalon-or qui profane les conventions, mais aussi un humour parfois burlesque, parfois grinçant, souvent potache, invité par les maîtres d’œuvre du spectacle, dans un contraste qui génère l’émotion. La destruction est omniprésente, banalisée comme une réalité, avec cette bombe oubliée qui attend sagement son heure.

N’aurais-je pas dû passer mon tour, laisser Die Soldaten à un collègue plus aguerri à ce répertoire ?... Il faut bien commencer un jour, zut !

KO