Chroniques

par gilles charlassier

Don Carlos
opéra de Giuseppe Verdi

Opéra national de Lyon
- 20 mars 2018
à Lyon, Christophe Honoré met en scène Don Carlos de Verdi, version française
© jean-louis fernandez

Quelques mois après Paris qui lui a damé le pion [lire notre chronique du 25 octobre 2017], Lyon présente à son tour la version originale, en français, du Don Carlos de Verdi – avec une discrète différence : Bastille a donné la partition remise par le compositeur à la Grande Boutique au début des répétitions tandis que la capitale des Gaules joue la mouture avec ballet prévue pour la création, nonobstant quelques menues coupures. Au delà de ces considérations musicologiques, on ne peut que se réjouir de voir revenir en grâce l'ouvrage sur nos scènes, pour des raisons que l'on n'espère pas de simple opportunisme commémoratif.

Si par son ampleur l'opus se présente comme une grande fresque, la vérité du drame se lit dans l'intimité des rapports entre les personnages, l'Histoire jouant une fonction de toile de fond, à la fois comme assomption des codes du Grand opéra que comme lentille dramatique amplifiant les affects. Avec des moyens et des objectifs sans doute divers, Christophe Honoré, comme Krzysztof Warlikowski cet automne, éprouve la validité de cette option herméneutique, en mettant en forme cette focale qui ne s'embarrasse pas de la pompe historique.

Pour autant, le contexte n'est pas absolument ignoré, affleurant à plusieurs reprises dans la scénographie d'Alban Ho Van. En témoignent le Crucifix ou la Pietà imposants à Saint-Just, ou encore l'autodafé figé en une sorte de retable signifiant la puissance religieuse d'un empire tenu de l'Église en son avatar d'Inquisition – le format contraignant déçoit les attentes de finale somptuaire, mais traduit l'incommunicabilité des êtres, comme la très sobre mort de Posa où le marquis cherche désespérément la main de l'Infant enchaîné. L'évocation des lieux s'inscrit dans ce même esprit de minimalisme théâtral, à l'image de la forêt de Fontainebleau, réduite à un rideau vert sombre – en adaptant les couleurs d'un tel artifice, on servira de manière récurrente la topographie de l'intrigue. Sans surprise, les costumes de Pascaline Chavanne s'inscrivent dans une atemporalité économe, tandis que les lumières réglées par Dominique Bruguière insistent sur une pénombre parfois aux confins de la lisibilité.

Outre cette idiosyncrasie visuelle et des trouvailles de direction d'acteurs – à l'exemple du trio entre Carlos, Rodrigue et Eboli, qui éclaire admirablement le contrepoint des émotions, faisant oublier une gestuelle un peu accusée –, Christophe Honoré s'attache à mettre en évidence comment le pouvoir dominant écrase les revendications de ceux qui s'opposent à l'autorité établie : les amours d'Élisabeth et Carlos, la soif de liberté de la Flandre. Le choix des figurants ne relève pas du hasard. Le serviteur de l'Infant est confié à un homme de couleur noire, pour des raisons sans doute autres que l'évocation de la colonisation des Amériques au Siècle d'Or espagnol, et suggère l'oppression des minorités. De même, la chorégraphie du ballet au troisième acte par Ashley Wright – si l'on peut encore appeler danse de telles contorsions exhibitionnistes sous prétexte de modernité pour exprimer la violence sans trahison esthétique – se fait le miroir des amours interdites entre l'Infant d'Espagne et la Dauphine de France, incarnés par un couple mixte, comme de celles de Carlos et Posa.

Dans le rôle-titre, Sergueï Romanovsky fait rapidement oublier les quelques réserves suscitées par une entrée un peu fragile et compense ce que d'aucuns jugeraient comme une relative justesse de moyens par un lyrisme sensible et sincère, équilibrant vaillance et luminosité du timbre [lire nos chroniques du 27 mars 2015, puis des 19 mai, 16 août et 13 décembre 2017]. Stéphane Degout livre un Posa remarquable, qui se distingue par une diction soignée, attentive à la valeur des mots. Porté par la plénitude de l'émission, son bronze valeureux n'oublie pas les fêlures affectives [lire nos chroniques des 28 février et 17 juin 2012, 19 avril et 3 décembre 2013, puis des 17 avril et 9 juillet 2017]. Michele Pertusi déploie la noblesse de Philippe II que viennent à peine altérer des graves parfois un peu éteints. Si l'arrivée du Grand Inquisiteur de Roberto Scanduzzi fait impression, la confrontation avec le roi ne tient pas toutes ses promesses, et ne parvient à retenir à nouveau l'attention que dans la fin de la scène.

Côté dames, Sally Matthews possède indéniablement les ressources requises pour Élisabeth et n'aurait pas besoin d'appuyer le trait dramatique, en particulier dans le médium. Son ultime air à l’Acte V la fait entendre à son meilleur. Si les quelques effets pour souligner la jalousie ne semblent vraisemblablement pas plus nécessaires que le fauteuil où on la confine, cela ne retire rien à l'admirable et précise composition d'Ève-Maud Hubeaux, dont on peut déjà saluer la maturité [lire nos chroniques d’Ariadne auf Naxos et de Tristan und Isolde].

Le reste du plateau ne démérite pas. Patrick Bolleire campe un moine qui condense la puissance du fantôme de Charles-Quint. Deux parties sont confiées à des artistes du Studio de l'Opéra de Lyon : de sa voix claire, Jeanne Mendoche dessine la jeunesse du page Thibault, quand Caroline Jestaedt condense une voix céleste presque adamantine. Préparé par Denis Comtet, le Chœur remplit son imposant office et fournit les effectifs des députés flamands, des moines, ainsi que les interventions du Héraut royal (Didier Roussel) et du Comte de Lerme (Yannick Berne).

Dans la fosse, Daniele Rustioni, le directeur musical de l'Orchestre de l'Opéra de Lyon [lire nos chroniques du 7 juin 2014, des 30 mars et 3 août 2016], anime les dynamiques de la partition, sans parvenir à faire passer l'intégralité de son souffle. À l'aube de sa carrière, il aura certainement le temps d'approfondir son approche du chef-d’œuvre de Verdi.

GC