Chroniques

par bertrand bolognesi

du duo au dixtuor
Johannes Brahms, Jean-Michel Damasse et Ervín Šulhov

Festival International de Musique de Chambre / Château de l’Empéri, Salon-de-Provence
- 2 août 2023
Concertino de Šulhov par Lilli Maijala, Emmanuel Pahud et Olivier Thiery...
© aurélien gaillard

Chaque été s’installent à Salon-de-Provence de très grands solistes internationaux, dont certains s’expriment au sein d’orchestres prestigieux. Et chaque été, le Festival International de Musique de Chambre est un enchantement véritable, tant pour la qualité des concerts qu’il présente que pour la rareté des œuvres à y être jouées [lire nos chroniques des 31 juillet, 1, 4, 5 et 8 août 2020]. Mais lorsque le pianiste Éric Le Sage, le clarinettiste Paul Meyer et le flûtiste Emmanuel Pahud, les trois fondateurs de l’événement, célèbrent le trentième anniversaire d’un bébé qui fut d’abord appelé Musique à l’Empéri, l’audace de la programmation prend d’autant plus son envol, pour le grand plaisir du public comme des musiciens. Car il s’agit bien de cela, pensons-nous : ici, des musiciens complices s’aventurent avec succès dans des opus qui leur tiennent à cœur et qu’ils ne pourraient peut-être pas explorer ailleurs. Salon est donc un festival-plaisir, pourrait-on dire, comme en témoigne également la bonne humeur et la gentillesse de tous ceux qu’il emploie, non seulement des artistes mais encore des équipes techniques, de l’attaché de presse comme des ouvreuses et ouvreurs. Ici, cette fête de la trentième édition a commencée le 28 juillet et s’achèvera ce samedi 5 août – neuf jours d’un bonheur que nous n’aurions manqué sous aucun prétexte.

Mercredi, 21h, rocher du Puech, cour du Château de l’Empéri. L’air et doux, aucun mistral ne viendra perturber le concert. Paul Meyer et la harpiste Anaëlle Tourret gagne la scène. Et bientôt, dans ce miracle acoustique où nous nous trouvons, retentit la Sonate pour clarinette et harpe que Jean-Michel Damasse concevait en 1984 pour Gabriel Sauvaire et Catherine de Preissac. Le charme opère d’emblée, avec les méandres attendris du Moderato-Allegro mixolydien dont envoûte le chant souple. La virtuosité n’attend pas, présente dès le second événement du mouvement, plus dansant. Après un Adagio-Andantino méditatif, d’une douceur inouïe, qui voyage d’un premier thème de mode ionien à une chanson où s’invente un folklore imaginaire mâtiné d’une inflexion fauréenne conclue dans un pianissimo guitaristique fort raffiné, l’Allegretto-Allegro vivo final brouille adroitement l’écoute par des chromatismes souvent instables. À la fois tonique et lyrique, une humeur obstinément (dans une acception musicale) heureuse a vaillamment raison de ce troisième chapitre.

Quatre mouvements constituent le Concertino pour flûte (et piccolo), alto et contrebasse écrit par Ervín Šulhov (Erwin Schulhoff) en 1925, durant son séjour berlinois. Il est dédié au critique et musicologue Hermann Wilhelm Draber et sera créé aux Donaueschinger Musiktage, dans la foulée. Dans une inflexion quasi religieuse, les cordes (Lilli Maijala et Olivier Thiery) invitent la flûte (Emmanuel Pahud). Les motifs s’échangeront ensuite, une partie presque soliste voyageant entre les pupitres, de même que l’ostinato lancinant, un peu chinois, toujours joué à deux. Par-delà les contrastes de climat, le caractère général du premier mouvement (Andante con moto–Subito più mosso–Tempo I) est litanique. Une danse un rien criarde ouvre le Furiant (Allegro furioso–Pesante), dans un timbre de fifre un peu fou. Le folklore tchèque s’est invité dans ce deuxième épisode où l’on goûte la rondeur moelleuse de la contrebasse. Un entrelacs mélodique s’ensuit, Andante séducteur et caressant que ce trio d’interprètes rend souverainement invasif. La fine inventivité de Šulhov, mais encore celle des musiciens, se déploie dans l’ultime Rondino qui cite le Furiant – il suffira de dire que le compositeur eut l’idée de son Concertino lors du voyage retour d’un festival de folklore en Moravie pour en saisir l’impulsion.

À première vue, le nom de Johannes Brahms pourrait sembler une concession faite à un patrimoine musical plus attendu ; ce serait méconnaître que sa Sérénade en ré majeur Op.11 n°1 de 1858 est loin de faire partie du répertoire commun. Dix artistes s’installent dans la nuit, maintenant plus dense : Gilbert Audin (basson), Benoît de Barsony (cor), François Leleu (hautbois), Natalia Lomeiko (violon), Lilli Maijala (alto), Paul Meyer (clarinette), Emmanuel Pahud (flûte), Astrig Siranossian (violoncelle), Olivier Thiery (contrebasse) et Youri Zhislin (violon). Après avoir entendu l’œuvre de Šulhov, certains aspects de celle-ci prennent une couleur centre-européenne qui rappelle Dvořák, contemporain de Brahms, son aîné de huit ans – quelque chose de l’air du temps. Exquisément désuète, la sonorité choisie surprend agréablement dès l’Allegro molto magnifié par le bel élan du cor. La belle qualité d’écoute mutuelle se manifeste plus encore dans le Scherzo (Allegro non troppo–Trio, poco più moto) qui nous entraîne à respirer avec lui, dans une fraîcheur pastorale. À l’ineffable suavité du méditatif Adagio succèdent la grâce absolue des Menuets. Néoclassique en diable, le second Scherzo (Allegro) fait voyager dans l’histoire de la musique, ce que les interprètes soulignent judicieusement par le choix d’une couleur tour à tour mozartienne ou baroque. C’est, évidemment, le romantisme qui l’emporte, au fil d’un Rondo (Allegro) clairement schumanien, ici merveilleusement nuancé. Quelle soirée !

BB