Chroniques

par bertrand bolognesi

Eine florentinishe Tragödie | Une tragédie florentine
opéra d’Alexander von Zemlinsky

Gianni Schicchi, opéra de Giacomo Puccini
Opéra national de Lyon
- 6 février 2012
eine florentinische Tragödie, opéra de Zemlinsky, photographié par B. Stofleth
© bertrand stofleth

Le dernier volet de Puccini plus, festival de l’Opéra de Lyon [lire notre chronique du 4 février 2012], associe Gianni Schicchi de l’illustre Toscan à un ouvrage d’Alexander von Zemlinsky, Eine florentinische Tragödie, qui prit sa source chez Oscar Wilde, tout comme Der Zwerg conçu cinq ans plus tard (1922). Plusieurs liens de circonstance rassemblent les deux œuvres, la pièce du Britannique ayant également retenu l’attention de Puccini (de même que L’anniversaire de l’Infante, inspiratrice du Nain, fut partagé avec Franz Schreker), par exemple, ou encore Zemlinsky ayant dirigé la première berlinoise du Trittico en 1927, enfin les deux arguments se situant à Florence. Si nos programmations demeurent encore un peu timorées face au catalogue lyrique du Viennois, deux opus sont de plus en plus représentés, précisément Der Zwerg et Eine florentinische Tragödie, d’ailleurs souvent couplés en une même soirée – comme ce fut le cas à Bruxelles, il y a quelques années [lire notre chronique du 8 février 2003], parfois avec des actes d’autres plumes, comme L’enfant et les sortilèges (Ravel) à Paris et à Munich, Il segreto di Susanna (Wolf-Ferrari) à Montpellier [lire notre chronique du 2 mars 2007], etc. Grâce au précieux travail d’achèvement effectué par Antony Beaumont, l’on put découvrir le superbe Koenig Kandaules commencé en 1935 – productions de Hambourg (1196), de Salzbourg (2002) puis de Nancy [lire notre chronique du 7 mars 2006], mais quand verrons-nous Kleider machen Leute (1910), Der Traumgörge (1906), Es war einmal (1900) ?

« Toute la puissance du monde est-elle enfermée dans cette pièce ? », demande Simone. À en croire le formidable élan surgi d’emblée de la fosse, certes, toute la puissance du monde est bien au rendez-vous de ce soir. Contrairement à sa prestation montpelliéraine de 2007, Bernhard Kontarsky, qui profite en gourmand de la sensualité d’écriture de Zemlinsky, livre une interprétation emportée au lyrisme munificent rehaussé de couleurs opulentes. Une nouvelle fois, l’Orchestre maison s’affirme en grande forme, tout au service d’une jubilation dramatique généreuse, malgré quelques raideurs des trompettes qui ne ternissent pas le fin travail des moires timbriques. Sur scène, Gun-Brit Barkmin campe une Bianca vive et perfide, avec un évident sens du théâtre, toujours d’à-propos. Mais si la présence physique correspond aisément à la description du personnage par le livret lui-même, la voix contredit l’effet, avec un vibrato distendu et une aigreur de timbre assez frappante. En revanche, le style, sans doute lointain des canons d’aujourd’hui, rend judicieusement compte de la vocalité zemlinskienne. Ténor dans l’acception straussienne du terme, Thomas Piffka possède les moyens exigés par le rôle de Guido. Quoique vaillant, la ligne se révèle parfois heurtée, contrairement à son Alwa de Salzbourg [lire notre chronique du 4 août 2010]. Régulièrement distribué dans le grand répertoire allemand comme dans la musique d’aujourd’hui (il chanta Eight Songs for a Mad King de Peter Maxwell-Davies à Lyon, par exemple), l’Autrichien Martin Winkler offre un robuste baryton-basse au marchand Simone. Conjuguant un grand format vocal, une respiration facile, une émission qui va de soi, un phrasé toujours porté haut, une projection confortable, une présence théâtrale trouble, inquiétante, une nuance remarquablement insinuatrice dans la couleur qu’il oppose à la brutalité volontaire de certaines attaques, l’artiste signe une incarnation exceptionnelle.

La saison 2006-2007 fut riche pour cette Tragédie florentine, puisqu’elle fut jouée à Montpellier, à Nancy [lire notre chronique du 20 septembre 2006] et ici-même, réunie à Luci mie traditrici de Salvatore Sciarrino. C’est cette production signée Georges Lavaudant que reprend Jean-Romain Vesperini pour le festival. À l’inverse de sa proposition subie lundi dernier à l’occasion de la création de La cerisaie de Fénelon [lire notre chronique du 30 janvier 2012], sa mise en scène de l’acte de Zemlinsky se révèle fascinante de concentration. L’huis clos se déroule dans un espace bordé de très hautes parois arborant les ailes délicatement suggérées d’une riche pièce de soie. Jean-Pierre Vergier signe ce décor qui happe le regard sur la scène du crime et sur les sentiments contradictoires y conduisant. Un jeu d’ombres contradictoires vient souligner le fait que les protagonistes ne font pas exactement ce qu’ils veulent faire, sans montrer non plus ce qu’ils veulent faire – un jeu qui demeure toujours dans une subtilité d’approche en parfaite adéquation avec l’œuvre. La direction d’acteurs ne laisse rien au hasard, accuse chaque réplique, plonge au cœur du drame à travers des détails précis qui resserrent toujours plus l’angoisse du dénouement. Et si l’on goûte la danse sauvage de Bianca, ingénieusement disloquée, c’est la scène de combat qui l’emporte, une lutte comme on n’en voit jamais à l’opéra. Les époux se retrouvent dans la mort de Guido, comme guéris d’une malacie momentanée qui les y mena. Pourtant, un doute subsiste : Simone garrotte-t-il la belle Bianca ? Le geste à peine esquissé, la lumière tait le reste – nous sommes convaincus qu’il ne le faut pas, en vertu des deux dernières phrases qui annulent « Und jetzt zu dir ! », mais encore n’est-il pas inintéressant de masquer la réconciliation tout en accomplissant pas plus la première intention avouée.

À l’inverse, David Pountney s’amuse à dire tout et plus encore dans son Gianni Schicchi qui commence par faire rire, puis sourire, puis plus rien, pour, au final, n’être guère loin d’irriter la patience. Avec la complicité de Johan Engels pour les décors, l’intérieur du vieux Buoso Donati est un fatras de coffres-forts, de crucifix et de prie-Dieu où s’agitent une avide armada au noir pennage. Dans une outrance manifeste du jeu, les personnages sont caricaturés à qui mieux-mieux, déployant des trésors de grotesque, dont le déambulateur à bondieuseries de Zita n’est pas des moins drôles, qui peu à peu s’épuisent. C’est faire peu confiance à la musique que d’ainsi surligner des intentions qu’elle suffit à suggérer. Quant à situer si étroitement situer l’intrigue chez les mafiosi, voilà qui jette un sérieux discrédit sur le dénouement : au spoliateur qui brame « È casa mia, vi caccio via ! », c’est, en toute logique, à coups de flingues que telle famille devrait répondre. Et si des six spectacles celui-ci s’avère le moins satisfaisant (il en faut un, assurément), la direction musicale de Gaetano d’Espinosa en confirme l’impression générale par un abord global qui brosse la partition à gros traits.

Fort heureusement, le plateau vocal est un bon cru. On y retrouve Ivana Rusko [lire notre chronique de la veille] en Lauretta à la voix facile, élégamment expressif, et Natasha Petrinsky littéralement irrésistible en Zita – décidément fil conducteur avéré des trois soirées. Benjamin Bernheim étant souffrant, le brillant ténor albanais Saimir Pirgu, qui chante le rôle depuis quelques années et connaît son Puccini sur le bout des doigts, livre un Rinuccio lumineux. Le style est indiscutable, la couleur attachante, médusante la souplesse de l’aigu. Enfin, Werner Van Mechelen compose un Schicchi solide qui donne à chaque mot le juste poids, d’un baryton idéalement rocailleux emportant les suffrages.

Nous l’annoncions en préambule du premier soir : Puccini plus est une de ces réussite plutôt rare dont peut s’enorgueillir l’Opéra national de Lyon, une maison qui, sous l’impulsion de Serge Dorny, prouve qu’il est possible de prendre des risques en programmant certains opus, que le public est sans doute moins réfractaire à la découverte que certains le croient encore, et que l’idée de présenter un mini festival au cœur de la saison, comme ici il va désormais de soi, est plutôt payante.

BB