Chroniques

par bertrand bolognesi

Gloriana
opéra de Benjamin Britten

Národní divadlo, Prague
- 25 mai 2012
Gloriana de Benjamin Britten, mis en scène par Jiří Heřman à Prague
© jana smejkalová | národní divadlo

Février 1952, mort du souverain britannique George VI. À vingt-six ans, Elizabeth II lui succède. Février 1601, décapitation du deuxième comte d’Essex, Robert Devereux. Mars 1603, Elizabeth I, dernière reine Tudor, s’éteint après quarante-quatre ans de règne. Juin 1953, célébrations du couronnement d’Elizabeth II, parmi lesquelles la création de Gloriana, sixième opéra de Benjamin Britten, devant la famille royale, l’aristocratie et les représentants étrangers.

Après un bref prologue dansé sur de protocolaires clapping, la ferme autorité de trompettes fastueuses donne d’emblée le ton d’une représentation qui voyagera subtilement de la scène historique à la scène intime. Au pupitre de l’Orchestre du Théâtre national de Prague (Národní divadlo), Zbyněk Müller profite de l’excellence de ses cuivres pour parer sa lecture d’une urgence dramatique bienvenue. Ainsi la fosse se situe-t-elle au plus proche de la dramaturgie, jouant des motifs évocateurs généreusement convoqués par le compositeur dans les sonneries de grand plateau comme dans les intermèdes chorégraphiés ou une scène de jardin rendue irrésistible par la chanson tendre d’un luth.

Indéniablement, Gloriana est bien un opéra du milieu du XXe siècle, par-delà cette coloration particulière que Britten sut préserver de l’esprit de pastiche. Sous l’impulsion d’un cousin de la nouvelle reine, il envisage d’écrire cette œuvre qui bientôt lui apparaît comme l’occasion idéale de pousser plus avant son rêve d’un opéra national anglais, à l’instar d’illustres prédécesseurs européens de ses ainés, tels Wagner et Verdi, bien sûr, mais encore Smetana puisque c’est au bord de la Vltava que nous nous trouvons ce soir. En 1952, cette préoccupation n’est pas soudaine : outre son harmonisation assidue de chants populaires insulaires (à partir de 1943) et la grande admiration qu’il n’a de cesse d’affirmer pour Purcell, notamment à travers l’édition qu’il révise de ses pages sacrées et profanes (1945), Britten s’est activement penché sur le patrimoine musical de son pays à travers The Beggar’s Opera de Gay et Pepusch (1948), citant également Dowland dans son opus 48. De même à l’inscription de quelques-uns de ses précédents ouvrages pour le théâtre chanté dans son Suffolk natal qu’il rejette autant qu’il chérit (Albert Herring, Peter Grimes, etc.) fait écho la mission qu’il donne à sa compagnie, The English Opera Group(19747-1980) : abolir la crainte infondée de non-musicalité de la langue anglaise à travers la création d’un nouveau répertoire lyrique national, en d’autres termes se réconcilier avec une « anglicité » (comme l’on parle d’italianità) réenvisageable.

Pour fêter l’avènement d’Elizabeth II, quoi de plus naturel que de choisir un épisode du règne d’Elisabeth I ?... En 1952, l’homme de lettres sud-africain William Plomer (1903-1973) est l’auteur d’une bonne dizaine de recueils de poèmes, de nombreuses nouvelles et de cinq romans. Le compositeur en fait alors son librettiste, sans savoir encore que cette première collaboration mènerait aux trois paraboles de la fin des années soixante. Ensemble, ils se concentrent sur la biographie de l’historien John Ernest Neale (1890–1975) et, surtout, sur Elizabeth and Essex : a Tragic History, cinquième des redoutables portraits critiques signés Giles Lytton Strachey, figure délicieusement grinçante de la littérature anglaise (1880-1932). On comprend qu’à ceux qui seraient tentés de voir en ce Britten-là un musicien en quête de reconnaissance officiel s’oppose aisément cette source relativement subversive, et plus encore le sujet même de l’opéra qui induit peut-être une insolente mise en garde contre les malsaines vicissitudes du sceptre royal. De fait, l’aristocratie boudera son plaisir, avec la complicité d’une critique défavorable, parfois violente.

Dans la mise en scène adroitement stylisée de Jiří Heřman, essentiellement concentrée sur une direction d’acteurs exigeante et précise, à laquelle répond la sobriété du décor de Pavel Svoboda, nous découvrons Gloriana – puisque nous n’avions jusqu’à présent abordé cet opéra passionnant qu’à travers deux captations filmées [lire nos critiques des DVD Arthaus Musik et Opus Arte]. Et c’est un ravissement ! La pertinence de l’investigation dramatique se trouve ici rehaussée par les lumières de Daniel Tesař, qui invente une étonnante profondeur de champ aux espaces représentés, à l’encontre d’une chorégraphie (Jan Kodet) parfois trop chargée, elle. La production pragoise réunit une distribution de grande tenue, avec Jiří Hájek en Montjoy fort élégamment infléchi, le timbre idéalement sombre d’Ivo Hrachovec en intriguant Raleigh, le très avantageusement impacté Martin Bárta en Cecil, enfin Norman Reinhardt, ténor vaillant à la ligne claire qui sert de nuances subtilement menées le rôle d’Essex.

Côté dames, l’on se délecte de trois incarnations magistralement chantées. À l’émouvante Kateřina Kněžíková, Penelope trop fougueusement engagée à racheter son frère déchu à laquelle elle prête un soprano d’argent, répond la Frances, amoureuse humiliée, de Stanislava Jirků, mezzo-soprano à la couleur enveloppante, Gun-Brit Barkmin composant d’une voix large et souverainement conduite une Elizabeth bouleversante.

Cette soirée amène forcément à se poser la question : pourquoi Gloriana est-elle absente de nos scènes ? Car – encore faut-il le dire – cet ouvrage qui gagnait le continent à la fin des années soixante, en passant d’ailleurs par Bordeaux, ne retient pas le zèle de nos directeurs, contrairement aux Turn of the Screw, Rape of Lucretia, Peter Grimes ou Billy Budd. Faut-il y voir la crainte qu’une imprégnation jugée trop britannique aurait un effet de repoussoir sur le public européen ? Ce serait là une considération naïve assez contradictoire avec la programmation par ailleurs de répertoires tout autant marqués dans un ferment « national ». Alors ?... Reconnaissons que Gloriana n’est pas facile à jouer, avec sa quinzaine de rôles, ses allures d’opéra-ballet ou de ballet chanté, les risques d’une reconstitution historique qu’il peut faire encourir aux metteurs en scènes – ici, les superbes costumes d’Alexandra Grusková suffisent à transporter le regard à la cour des Tudor.

BB