Chroniques

par michel slama

Jacques Lacombe dirige l’Orchestre national de France
Werther, opéra de Jules Massenet (version de concert)

Les grandes voix / Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 9 avril 2016
Jacques Lacombe joue Werther de Massenet au Théâtre des Champs-Élysées (Paris)
© bettina stoess | deutsche oper berlin

Werther, le chef-d’œuvre de Massenet, a la réputation d’être le plus allemand de ses opéras, peut-être parce qu’il fut créé à Vienne en langue germaine et qu’il attendit un an pour sa création au pays natal (Opéra Comique, 1893). Peut-être aussi que son livret, inspiré des Souffrances du jeune Werther de Goethe, must outre-rhénan de la littérature, a contribué à l’accueil tiède du public dans ces années où la Prusse était l’ennemi héréditaire. L’œuvre fut cependant plébiscitée dans le monde entier, de sorte que pour Saint-Pétersbourg Massenet en transposa lui-même le rôle-titre de la tessiture de ténor à celle de baryton (1902).

Ce soir, dans le cadre de la saison Les grandes voix, le Théâtre des Champs-Élysées propose l’ouvrage en version de concert avec une affiche prometteuse et inédite, autour d’un couple glamour. Pour Juan Diego Flórez et Joyce DiDonato, il s’agit de prises de rôles très attendues, avant leur début à Covent Garden en juillet prochain, pour l’une, et pour l’autre en décembre à Bologne.

Depuis l’Allemand Jonas Kaufmann qui avait enthousiasmé à Paris début 2010 et marquait le rôle pour longtemps, on a du mal à imaginer Werther par une voix plus claire et plus légère [lire notre chronique du 14 janvier 2010]. C’est pourtant le pari que le Péruvien décide de tenir. Depuis quelques années, il cultive patiemment sa voix pour la faire évoluer de tenorino à ténor léger, puis vers des emplois de ténor lyrique. Concernant Werther, il s’était déjà essayé au Lied d’Ossian sans pleinement convaincre. Sa présente incarnation est une vraie réussite, à tous points de vue. Dès son arrivée, l’excellent acteur campe un personnage noble, torturé et passionné qui pressent la tragédie finale. La voix est lumineuse et parfaitement adaptée au personnage. Dans L’Invocation à la nature, il est un peu gêné par la somptuosité de l’orchestre placé en scène (version de concert oblige). Très vite, avec l’excellent chef québécois Jacques Lacombe il trouve un parfait terrain d’entente. Du début à la fin, Flórez, solaire, enchante et fascine par l’intelligence et l’extrême sensibilité du jeu. Vocalement, il est parfaitement à l’aise, sans dureté ni stridence et prononce un français impeccable. Ému aux larmes, il triomphe dans un Pourquoi me réveiller anthologique qu’ovationne longuement une salle en délire.

Joyce DiDonato se devait de mettre à son répertoire Charlotte qui correspond admirablement à sa tessiture. Après les berlioziens Ascanio de Benvenuto Cellini puis Benedict de Beatrice et Benedict, enfin l’exquise Cendrillon de Massenet qu’on applaudit à Londres, la Nord-américaine lire une héroïne bouleversante mais pleine de retenue et de grâce. Son français est excellent, comme toujours, et sa voix particulièrement puissante. Elle ravit un public à genoux avec lequel elle perpétue une histoire d’amour commencée il y a une vingtaine d’années avec Il barbiere di Siviglia. Avec son enchaînement des plus beaux airs pour mezzo-soprano jamais écrits par le compositeur, la première partie du troisième acte est un sommet d’art et d’émotion. Rarement Charlotte n’aura autant comblé. Son Duo du sourire, qui prélude à un poignant Air des larmes, permet d’apprécier encore plus la fort belle voix de Valentina Naforniţă, Sophie pleine d’ingénuité et au timbre chaud, malgré un idiome moins intelligible. La belle Moldave continue une saine carrière de soprano, fêtée par les plus grands chefs.

Albert, c’est le jeune baryton américain John Chest. Il convainc complètement dans ce rôle ingrat et sacrifié, grâce à une voix, une présence et une élocution superlatives. Basse à la voix d’airain, Luc Bertin-Hugault campe, malgré sa jeunesse, un Bailli plein de noblesse et de tendresse paternelle. Enfin, tous les seconds rôles sont admirablement tenus, avec un Nicolas Rivenq en grande forme (Johann) et l’intervention idéale des enfants de la Maîtrise de Radio France.

À la tête de l’Orchestre national de France, Jacques Lacombe relève le défi de cette partition réputée difficile. Dès le prélude, il plonge dans le drame, sans pathos ni vérisme. Véritable orfèvre, il cisèle les atmosphères et les interventions des chanteurs, soutenu par un ONF en état de grâce. Une très grande soirée qui entre dans la légende de l’opéra français !

MS