Chroniques

par bertrand bolognesi

Journée Ferenc Liszt : deuxième épisode
récital Gabriel Stern

Festival International de Piano / Centre Marcel Pagnol, La Roque d’Anthéron
- 1er août 2023
Superbe récital Liszt du jeune Gabriel Stern au FIP (La Roque d’Anthéron, 2023)
© valentine chauvin

À 17h, nous retrouvons l’auditorium du Centre Marcel Pagnol, récemment érigé à La Roque d’Anthéron, pour le deuxième des trois rendez-vous lisztiens de cette journée qui ouvre le mois d’août. Après Rodolphe Menguy [lire notre chronique du récital du matin], c’est le moment de découvrir un jeune pianiste franco-israélien qui fut élève d’Anne-Marie Ghirardelli au CRR de Marseille, puis de Pascal Amoyel à celui de Rueil-Malmaison, avant de perfectionner son art auprès de Nelson Goerner et de Cédric Pescia à la Haute École de Musique de Genève (HEM). À la prestigieuse Scuola di Musica de Fiesole, il suivit l’enseignement de la grande artiste géorgienne Elisso Virssaladze. À trente ans, Gabriel Stern a déjà signé un enregistrement des Études d'exécution transcendante S.139 de Ferenc Liszt (Mirare), trois ans après la parution de son interprétation des Variations Goldberg BWV 988 de Bach (Lyrinx).

Le récital débute par une lecture d’une tendresse infinie d’En rêve S.207, un nocturne que Liszt dédie au compositeur et pianiste tchèque August Stradal, en 1885. L’égalité de la nuance témoigne d’une extrême précision, aussi bien de la frappe que de la pédalisation. Un savant mystère est ainsi maintenu. S’enchaînent aussitôt, sans que personne songe à applaudir tant s’est imposée la concentration du musicien, les méandres sombres de la Ballade en si mineur S.170 de 1853. Le grave du Steinway n’est peut-être pas le mieux recommandé pour servir cette page qui aurait, croyons-nous, gagné à être donnée sur l’instrument Bechstein apprécié hier matin [lire notre chronique de la veille]. L’œuvre alterne une intimité douloureuse à une altière sévérité dont le dramatisme renonce à la grandiloquence romantique : voilà qui n’échappe pas à Gabriel Stern dont la pureté du jeu délivre à chaque caractère son juste poids. Plus encore, c’est par la pensée que l’artiste tient une interprétation de haute tenue qui jamais ne s’essouffle, quels que soient les obstacles à parsemer la partition. L’ultime section gagne un lyrisme généreux et néanmoins contenu qui ravit au dehors l’imagination.

Passé quinze petites secondes de silence, voilà que se dessine la délicate oscillation du Wiegenlied S.198 de 1881, dédié au compositeur et pianiste allemand Arthur Friedheim – ces jeunes gens (Stradal et Friedheim, le premier né en 1860, le second un an auparavant) étaient les élèves de Liszt. À la délicatesse infinie de cette berceuse répond la saisissante singularité de la Bagatelle sans tonalité S.216a de 1885, avec son motif obstiné qui tournoie comme par grand vent l’incendie. Outre l’inspiration, c’est une couleur que l’on rencontre ici, qui, pour être peu spectaculaire, décline une gamme infinie de demi-teintes, toutes précieuses. Comme en écho aux accords ascendants et lestement piqués qui terminent cet opus surviennent, descendants et tout aussi lestement piqués, ceux de la Valse oubliée en fa# mineur S.215 n°1 de 1881 dont la figure principale gagne bientôt un amble exquisément incertain où s’engage une écoute devenue corporelle, pour ainsi dire. La danse s’éteint dans un dolcissimo moelleux à souhait, habité d’une détresse non-dite, comme s’il eût fallu ne point finir, peut-être. Dans cette aura d’étrangeté sonne, à trois reprises, le glas de trois notes sous lequel La lugubre gondola (version de 1883) ouvre les eaux encore nocturnes vers la brume matutinale de San Michele. Le chemin s’insinue dans un sfumato inouï d’où s’élève un chant vaste, déploration toujours plus intense jusqu’en ses fragiles dépouillements. Ainsi disparaît l’esquif sous le θρῆνος impalpable, Gabriel Stern peignant l’ondulation funèbre avec une sensibilité sans pareille – quelque chose de Turner, sans doute.

Peu à peu, d’abord timidement, les mains s’agitent dans les rangs : voilà environ trente-sept minutes que le pianiste emmène un public qui n’osait pas briser le charme – bravo ! S’il est un programme cohérent, c’est bien celui-ci, chaque pièce invitant la suivante. Aussi en va-t-il de même entre l’issuede cette tardive Gondola et l’amorce de la Sonate en si mineur S.178 conçue trente ans plus tôt. Si, après un Lento assai de toute beauté, une tension involontaire nuit à l’Allegro energico qui s’ensuit, le Grandioso s’installe dans un jeu plus maîtrisé qui, au fil des péripéties de cette page épique, se bonifie sans cesse. À la confondante pureté de style déjà évoquée s’associe une fluidité cristalline, voire féérique, lumineuse. Douce et ferme, comme de la pointe d’un chausson de danse, se signale la fuga dont l’Andante sostenuto se soulève, dans une apesanteur pleinement spirituelle. Bien que l’Allegro moderato ne paraisse pas au maximum de ce qu’en fera bientôt Gabriel Stern, n’en doutons pas, l’interprétation est plus que probante, magnifié par la méditation mystique très haut portée de l’ultime période, Lento assai de retour. Un grand moment, offert par un excellent musicien qu’il faudra suivre !

BB