Chroniques

par bertrand bolognesi

Káťa Kabanová | Katia Kabanova
opéra de Leoš Janáček

Opéra national de Lyon
- 2 juin 2005
reprise à Lyon de la Káťa Kabanová (Janáček) de Nikolaus Lehnhof
© onl

Poursuivant le cycle dédié au compositeur tchèque, c'est un destin aussi noir que celui de Jenůfa qu'accomplit Káťa Kabanová dans un milieu plus cruel encore. Si la Kostelnička pêche par trop d'amour, on ne peut pas en dire autant de la Kabanikha, personnage que rien ne saurait racheter. Autoritaire, insensible, moralisatrice, bigote et hypocrite, il semble même que la mort de sa bru ne l'atteigne pas, si ce n'est peut-être pour lui procurer une nouvelle satisfaction, soit garder pour elle seule son grand fils alcoolique. Deux figures fixent ici les frontières à ne pas franchir si l'on veut être admis par la communauté : cette belle-mère tyrannique et le vieux Dikoï, avec lequel elle siffle volontiers la vodka à la tombée de la nuit, avant d'autres jeux cachés, partant que dikoï en russe signifie sauvage et kaban (dont est formé le patronyme Kabanov) désigne le sanglier – c'est dire le raffinement présumé de ce charmant entourage... En russe, parce que nous ne sommes pas ici dans la campagne bohémienne : le musicien lui-même écrivit son livret à partir de la traduction tchèque que Vincenc Červinka réalisait en 1918 de L'Orage, le drame d'Ostrovski.

C'est de très loin que Lothar Kœnigs fait venir l'orchestre ; à la dynamique infernale du drame entendu hier soir [lire notre chronique de la veille] s'oppose aujourd'hui une lancinante mise en condition, laissant s'installer lentement toute la lourdeur du climat. Dans Jenůfa, il y avait urgence : un enfant allait naître et la roue du moulin dictait la marche du temps à l'orchestre. Pour Káťa Kabanová, Leoš Janáček écrivit une musique plus statique, à perte de vue, comme les champs de blé de la plaine russe dont l'inertie relative vient oppresser l'héroïne. S'articulant en six tableaux, l'ouvrage donne un rôle important à la fosse qui assume transitions et intermèdes, avec une fluidité qui fait comme reculer le drame, le chargeant d'autant plus de cette tourmente intime que l'orage final porte à son comble.

L'univers inventé par Nikolaus Lehnhoff pour le Glyndebourne Festival ne laisse aucune chance à Káťa. Avec les couleurs criardes d'une naïveté feinte, comme les leçons de morale d'une belle-mère sensuelle et imbibée, l'immensité jaune de la plaine est nue, l'intérieur rouge de la maison est un véritable repoussoir, la haie verte est taillée par une inflexible discipline, tandis que le noir clocher surplombe de sa silhouette accusatrice les passions intérieures. Dès le lever de rideau, on sait que personne ne s'en échappera. Káťa y trouve pourtant quelques alliés. Varvara, tout d'abord, fille adoptive des Kabanov, libre et critique, qui donne à l'intrigue des allures de tragédie antique – n'est-ce pas là que souvent les confidentes incitent les héroïnes à l'irréparable ? Linda Tuvas offre un timbre d'une rafraîchissante santé à la jeune fille espiègle qu'elle incarne idéalement. Vania ensuite, l'amant de Varvara, seul esprit éclairé parmi les villageois (citons la courte scène du paratonnerre qui l'oppose à Dikoï au troisième acte), avantageusement campé par Timothy Robinson d'une voix très timbrée s'accompagnant d'une présence scénique allant de soi. Boris, enfin ? Non : l'amant n'est qu'un pleutre qui s'échappe après avoir pris son plaisir. David Kuebler propose un personnage crédible, beau-parleur lamentablement soumis à son oncle dont il attend l'héritage. On regrette une certaine fatigue de la voix qui, pour triompher d'aigus impressionnants et parfois agressifs, ne parvient pas à se maintenir dans toute la tessiture. Quant à Tikhon, le mari ? Ce n'est que lorsque les villageois cherchent dans le fleuve le cadavre de Káťa qu'il s'insurge contre sa mère. John Graham-Hall lui prête une voix musclée que la minceur du rôle, en terme d'interventions dans l'œuvre, rend frustrante. Si Jonathan Veira semble mieux distribué en Dikoï qu'en Contremaître (Jenůfa), avec un chant nettement plus stable et une vocalité salutairement simple, cette fois, la surenchère comique à laquelle il croit bon de s'adonner dessert sa prestation. On remarque également Paolo Stupenengo, par ailleurs artiste du Chœur de l'Opéra national de Lyon, dans le très bref Kouliguine qu'il assure d'un timbre ferme et chaleureux.

Deux femmes se côtoient sans vraiment s'opposer directement, chacune préservant ses illusions. Magistralement chantée par Kathryn Harries, malgré quelques soucis de justesse et de soutien dans le haut-médium, l’inflexible Kabanikha cultive l'image toute extérieure d'une bourgeoise dévote que la mise en scène n'épargne pas. Dans les galeries, un public scolaire hue copieusement ce méchant personnage – peut-être dans la tradition lyonnaise du Guignol… – : un artiste peut-il rêver plus grand hommage rendu à la crédibilité de sa composition ? Káťa entretient dans l'ombre le vertige de ses rêveries : l'évocation de l'impératif désir sensuel croisant l'extase religieuse de l’Acte I expose tous les signes d'un syndrome épileptique adolescent qu'elle laisse la fasciner elle-même. Eva Jenis convient parfaitement à ce petit être tout de nerfs, hypersensible, perdu dans un monde de lâches brutes superstitieuses. Touchante, fébrile, elle montre l'amour comme un état qui ne saurait être qu'innocent, même dans l'adultère. Libérant la voix à la fin du I, le soprano est ici comme un poisson dans l'eau. Outre une présence scénique bouleversante, à couper le souffle dans le long soliloque du dernier tableau, elle nourrit un legato soigné tout en traduisant, par une agitation aussi étourdissante que pertinente, l'orage qui la jette à l'eau.

BB