Chroniques

par nicolas munck

Listen Profoundly
musiques de Feldman et Goebbels – installations d’Ulf Langheinrich

Biennale Musiques en scène / Musée d’art contemporain, Lyon
- 9 mars 2014
Listen Profoundly, installations d’Ulf Langheinrich
© collection maclyon – blaise adilon | morton feldman – xxx anecdotes and drawings, 1984

Après les cinq heures de String Quartet II de Morton Feldman [lire notre chronique du 5 mars 2014], I Went To The House But Did Not Enter d’Heiner Goebbels [lire notre chronique du 23 septembre 2009] et les deux sessions du concert des lauréats du New Forum Jeune Créations, notre première semaine de couverture de la Biennale Musiques en scène (BMES) s’achève par la découverte de Listen Profoundly, installations visuelles et sonores au Musée d’art contemporain. Faisons donc nôtre cette fameuse interjection d’Alban Berg, bien décidé à se laisser guider par cette invitation au voyage sonore, spatial et temporel.

11h, le musée ouvre ses portes ; en toute hâte nous nous dirigeons vers le troisième étage pour cette rencontre dominicale avec les œuvres de Feldman, Goebbels et Langheinrich. À cette heure où les salles sont encore vides, on peut profiter d’un moment rare de calme absolu, en parfaite adéquation avec une écoute profonde et intérieure.

Nous sommes d’abord accueillis par les XXX Anecdotes and Drawing (1984) de Morton Feldman (collection du MAC). À voir comme des « improvisations » ou plus exactement des transcriptions visuelles de phénomènes sonores, ces trente croquis (dont neuf recto-verso) se trouvent disposés avec goût sur les deux pans de mur d’une première salle. Au fond, une série de coussins molletonnés et des casques permettent au visiteur de s’immerger, entre l’œil et l’oreille, dans l’univers de Feldman à partir d’une tracklist proposant Projection(s) Intersection(s), etc. À portée de main, un volume des Écrits et paroles du compositeur [Les presses du réel, 2008 – ndr] dont certains passages sont mis en évidence à l’aide de post-it de couleur – une attention appréciable qui permet au curieux d’aborder les œuvres dans les meilleures conditions possibles.

Prononcée lors de la fameuse conférence de Francfort de 1984, une phrase du musicien retient tout particulièrement l’attention : « mes compositions, on devrait les appeler toiles temporelles ». Dans le prolongement de cette belle idée, si importante pour envisager son esthétique, le créateur aborde également la notion de « surface », étonnement proche de la surface picturale chez Rothko, en affirmant qu’une « musique qui a une surface se construit avec du temps » alors qu’une « musique qui n’a pas de surface se soumet au temps et devient une progression rythmique ». Tâchant de conserver cette belle formule musicale et picturale en tête, et encore sous l’effet des Marginal Intersection, Projection(s) et autres In Search of an orchestration, accordons-nous un nouveau tour du lieu.

Passionné depuis toujours par les problématiques de la notation musicale et des correspondances intimes entre visuel et sonore, nous restons un long moment plongés dans ces crayonnés à l’encre, stylo bille et feutre sur papier. Certains semblent révéler la structure d’une pièce, entre passages polyphoniques, polyrythmiques ; d’autres se résument à quelques formes géométriques accompagnées d’indications de modes de jeu ; d’autres encore indiquent hauteurs, phrasés, directions et répartitions dans l’espace. De beaux exemples de cette libération de la rhétorique compositionnelle si féconde pour le compositeur américain. Un conseil à ceux qui se laisseront tenter par cette écoute profonde du nuage de la BMES : surtout, prenez le temps, installez-vous, contemplez, lisez, écoutez…

Après avoir quitté Feldman et ses croquis musicaux, tirons le rideau pour plonger une salle dans un noir complet, à l’exception de deux formes symétriques (un carré et un cercle) qui nous font face dans un halo lumineux. Les yeux finissent par s’habituer à l’obscurité et petit à petit perçoivent l’espace réel. Suivant la progression de la diffusion du son sur un continuum vocal granuleux à la sonorité bouddhiste, deux sources lumineuses, déclenchées à notre droite et gauche, se rejoignent et dévoilent étendue d’eau et structure de l’ensemble. L’effet est saisissant. Dans cette installation intitulée Genko-An 69006 (co-commande du MAC et du Grame), Heiner Goebbels s’inspire librement des deux perspectives crées par les deux fenêtres (l’une « d’éclaircissement », l’autre « de confusion ») de la grande salle du temple bouddhiste Genko-An de Kyoto. Ici, c’est bien la forme qui influence et conditionne la perception. Après le dévoilement de la structure et de l’espace ainsi constitué, l’oreille chemine entre enregistrements ethnographiques, des voix enregistrées (souvent en boucles) de John Cage, Gertrude Stein (volontiers convoquée par Goebbels), Hannah Arendt, etc., et des incrustations d’un enregistrement de Walden pour grand orchestre (1998). L’œuvre demande sûrement de se prêter au jeu et d’accepter les règles de ce nouvel espace. Là encore, le meilleur allié est le temps.

Une déception vient toutefois ternir cette passionnante visite matinale ouvrant l’esprit. En effet, les deux installations d’Ulf Langheinrich, Music 1 (2005-2014) et Land IV (2008-2014), ne sont pas accessibles au public en raison de difficultés techniques. Nous étions pourtant bien curieux de découvrir projections 3D et d’images stéréoscopiques dans une diffusion quadriphonique. Qu’on se rassure : l’exposition dure jusqu’au 20 avril, l’on aura donc sûrement l’occasion de retenter l’expérience.

NM