Chroniques

par delphine roullier

L'Italiana in Algeri | L’Italienne à Alger
opéra de Gioacchino Rossini

Opéra national de Montpellier / Corum
- 3 avril 2005
L'Italiana in Algeri (Rossini) à l'Opéra national de Montpellier
© marc ginot | opéra national de montpellier

Composé quelques mois après le triomphe de Tancredi, en 1813, L'Italiana in Algeria (sur un livret d'Angelo Anelli) est un succès dans la carrière naissante du jeune Rossini qui l'impose alors sur la scène musicale italienne. Dans ce conte où Orient et Occident tentent de se rencontrer, l'auteur s'amuse davantage de la question du désir et des fantasmes (souvent déçus) pour susciter des situations aux clivages aussi improbables que drôles. Riche d'inventivité, la frénétique mise en scène d'Emmanuelle Cordoliani ne fait pas l'économie du cocasse ni de la surprise, portés à leur extrême caricature pour accorder à l'opera buffa toute sa jovialité.

Alors que l'Occident a nourri son XIXe siècle de l'exotisme des voyages en Orient, inversement l'Orient rêve d'Occident. Aussi, au lever du rideau, devine-t-on un salon oriental revisité dans un style kitch et poussiéreux. L'atmosphère qui y règne respire assez peu l'harmonie et la poésie. On est bien loin des odalisques et des chatoiements rapportés par les peintres voyageurs (Delacroix ou Chassériau) : c'est que le propriétaire des lieux, le bey Mustafa, songe à un autre monde. Le paravent où sont épinglées des photographies de nus féminins suggère, en toile de fond, le fantasme nourri par le bey pour la femme occidentale. L'érotisme et l'inconnu de ces photographies fin-de-siècle semblent bien plus inspirer Mustafa qu'Isabella, sa docile femme enrubannée dont il souhaite se débarrasser.

Commence alors un spectacle hétéroclite et saisissant de vitalité dans la nature changeante des tableaux qui suscite toujours la surprise. Les frontières (sinon celles des lieux) y sont insaisissables : tantôt les scènes éclatent d'harmonie et de couleurs, tantôt elles prônent le kitch. L'enchaînement rapide des tableaux permet toujours une évolution crescendo qui soulève la vague du ridicule pour l'ériger en raz-de-marée comique et coloré. En témoigne le final du premier acte clôt dans une apothéose : la fête est un grand carnaval de pacotilles où l'artifice des tonalités rougeoyantes exauce une communion de joie qui baigne dans l'allégresse. La jubilation est telle que le jeu des solistes en est lui-même contrarié : le chant devient onomatopée. La poésie n'est pas exclue ; aussi rencontre-t-on des tableaux qui projettent en arrière-plan un diaporama de l'Italie à la mesure des clichés romantiques familiers d'un café Piazza San Marco, d'un envol de pigeons, de palais vénitiens. On reconnaît d'autres symboles qui incarnent la richesse de la culture italienne dans le désordre du temps (la divinité, la Joconde mais encore les masques de Fellini), le tout avec beaucoup d'humour. Au travers de cet abondant cortège de mythes et de symboles, on est heureux de sentir la sensuelle âme italienne.

Mais l'Italie ne s'en tient pas à ces seules incarnations, il en faut pour tous les goûts. Retenons à cet effet une scène du deuxième acte, digne de l'équipe du Splendid's, où le chœur travesti en ménagères mène un ballet de sceaux et de serpillières pour accompagner le chanteur, s'improvisant pour lors maître ès rock'n roll !

Le cœur en fête, les solistes participent au grandiose de l'opéra. Avec une distribution réussie, l'intention volontairement expressive des personnages réside dans des tonalités caricaturales : la femme est docile quand elle n'est pas autoritaire, l'homme amoureux quand il n'est pas esclave de ses désirs. Peu de demi-teintes et un travestissement permanent. C'est ce que reflété la prestation de Franck Leguérinel en Mustafa, se donnant tout entier au ridicule du personnage. Femme fatale, la vive Elvira de Jaël Azzaretti manie avec charme son beau jeu de voix qui émeut davantage dans les graves. Interprété par Bruce Sledge, Lindoro, plus esclave de son amour que de son maître, use d'un timbre clair qui convient à merveille. Enfin, retenons la belle voix du contralto Ewa Wolak dans le rôle d'Isabella – un timbre si doux qu'il suffit à évoquer sincèrement la poésie du personnage.

Sous la baguette d'Alain Altinoglu, la partition de Rossini trouve son plein épanouissement. L'émotion musicale bat son plein (déjà l'Ouverture est merveilleusement jouée), les couleurs orchestrales sont fortes et la folie envoûtante. Cette brillante lecture redynamise l’œuvre, se risquant même à des interprétations libres avec une audace bien venue (notamment au II qui « jazzifie » un passage de la mélodie). Ce soir, l'opera buffa s'est libéré des recettes traditionnelles à travers un spectacle osant l'aventure de l'humour. Un conte haut en couleur, un beau voyage en proie à la surprise et à l'inattendu, un charme évaporé aussi vite qu'apparu, mais dont on se souvient : c'est ce qu'on appelle la magie de l'instant.

DR