Chroniques

par gilles charlassier

Lohengrin
opéra de Richard Wagner

Théâtre royal de La Monnaie, Bruxelles
- 4 mai 2018
Olivier Py suigne le nouveau "Lohengrin" (Wagner) de La Monnaie (Bruxelles)
© baus | la monnaie

La compromission posthume de Wagner avec le nazisme est devenue un lieu commun auquel il est difficile d'échapper. Ce n'est pas la seule raison qui valut à Olivier Py d'introduire sa mise en scène de Lohengrin par une brève allocution en incipit de soirée. C'est la célébration de la domination germanique dans l'opus le plus explicitement politique de l'échanson de Bayreuth – même si cette lecture n'en saurait épuiser les ressources herméneutiques – qui poserait problème, au delà des ressemblances lexicales entre le livret et le lexique du national-socialisme, dont il est loisible de discuter les intentionnalités. Mais l'ouvrage interroge le nationalisme plus qu'il n'en fait l'apologie : c'est la raison pour laquelle on peut le monter (et l'apprécier) « sans commettre de faute politique », pour reprendre les mots du metteur en scène. Sans souscrire nécessairement à cette grandiloquence morale, il est certain que la dramaturgie de la pièce, avec sa fin tragique, ne la condamne pas à une irrémissible récupération qui, sinon, susciterait un malaise chez le mélomane assujetti aux sortilèges de la musique.

Sans être indispensable à la compréhension du spectacle, ce petit laïus (qui résume un texte plus développé publié dans la brochure de salle) élucide les choix scénographiques, inscrivant l'argument dans la dévastation de l'année zéro, 1945, à l'heure de la défaite du délire nazi, variante pathologique d'un nationalisme corrompu par l'idéologie de la suprématie raciale. De fait, et en cohérence avec ses déclarations, Olivier Py choisit de lire Lohengrin à partir de l'échec de l'incarnation de son programme sur la scène historique. Si l'on peut suivre le propos au gré d'indices jalonnant la mise en scène, à l'exemple d'un troisième acte s'ouvrant sur une masse de valises migrantes qui fuient la déréliction militaire, ou encore du duc de Brabant, que le fils de Parsifal a ressuscité, mais qui n'est qu'une statue à l'inertie cadavérique, c'est d'abord le dispositif visuel dessiné par Pierre-André Weitz qui retient l'attention et confère à l'ensemble une unité poétique bien plus efficace que les intentions exégétiques.

La nature rotative du décor, marque de fabrique du complice duo, dévoile un bâtiment aux fenêtres explosées, ultime bastion autour de l'effondrement général, aux allures de Bundestag ou de salle d'opéra où les chœurs prennent place. On ne saurait mieux célébrer les noces vénéneuses du politique et de l'esthétique. L'anthracite de rigueur du plateau se trouve rehaussé par les éclairages de Bertrand Killy, mettant en évidence les paradoxes de ce monumentalisme meurtri, qui n'est autre que la métaphore de ceux des aspirations de l'absolutisme germanique. En somme, l'essentiel du discours théâtral est assumé par la beauté plastique du visuel.

Sans doute également, si le mélomane ne garde qu'un souvenir générique de la relecture d'Olivier Py, c'est à cause – ou grâce – à la magie de la musique, et d'abord de la fosse. Reconnu en particulier dans le répertoire français, Alain Altinoglu n'avait dirigé qu'une fois Wagner. C'était Lohengrin à Bayreuth en 2015, avec les rats d’Hans Neuenfels. Certes, il serait prématuré de conjecturer à partir d'une seule performance. Pour autant, le travail du chef à la tête de son Orchestre Symphonique de La Monnaie renouvelle de manière originale le regard sur la partition et les présupposés sonores wagnériens. Soigneusement mis en place, le Prélude distingue peut-être les très bonnes phalanges des meilleures, ces dernières distillant instinctivement le frémissement éthéré des cordes, sans qu'il soit besoin de les préparer. Mais l'ensemble de la soirée porte l'empreinte d'une admirable réflexion sur la facture orchestrale, l'architecture dramatique et le tissu thématique de Lohengrin, dont les pupitres bruxellois se font les relais avec un niveau de grain et de précision évocatrice qu'on ne leur a pas toujours connu. À rebours des brumes septentrionales, ce Wagner-là respire une lumière nettement plus méridionale – de quoi réconcilier Nietzsche avec ses préférences contrariées – sans jamais contredire le génie des notes, bien au contraire. Le hâle délicat distille une sensualité inédite, et, allié avec un sens très ductile destempi, révèle avec une belle limpidité les affinités électives qui nourrissent l'écriture wagnérienne. Ainsi la fluidité légère et vaillante des cuivres dans l’Acte II se rapproche-t-elle de la juvénilité impétueuse de Siegmund dans Die Walküre, quand la rupture brutale du climax y annonce celle du deuxième acte de Tristan und Isolde – qu’Altinoglu dirigera ici-même la saison prochaine, ce qu'on attend désormais avec un intérêt certain. Dans le registre des palimpsestes, le Chœur de La Monnaie, remarquablement préparé par Martino Faggiani, assume une légitime parenté avec Der fliegende Holländer.

La distribution vocale n'est pas en reste.
Dans le rôle-titre, Eric Cutler se préserve vraisemblablement quelque peu au début pour livrer un troisième acte exceptionnel [lire nos chroniques de Król Roger, Les Huguenots et Les Troyens]. Non content de se glisser dans le lyrisme du personnage, le ténor étasunien laisse affleurer une fragilité lézardant l'héroïsme qui n'est pas sans rappeler çà et là Wolfgang Windgassen – lequel savait, à l'occasion, dépasser le monolithisme de l’Heldentenor. Il y a là une authentique et irradiante incarnation du chevalier du Graal que l'on retiendra. En Elsa, Ingela Brimberg résume une blondeur de timbre qui n'ignore pas l'intelligence du texte. Celle dont témoigne Elena Pankratova en Ortrud enflamme littéralement les planches : la plénitude de son mezzo est prolongée par un gourmand jeu d'acteur et de mimiques faciales, à peine pondéré par une très discrète ascendance slave dans une élocution au demeurant sans reproche – ici, le diable parle allemand avec l’accent russe [lire nos chroniques du 9 juillet et 20 mars 2017, du 2 août 2016 et du 23 mars 2014]. On trouvera peu à redire du solide Heinrich de Gábor Bretz [lire nos chroniques de Tannhaüser, Elektra, Faust et Gurrelieder] quand on émettra quelques réserves sur le Telramund d'Andrew Foster-Williams, plus à fleur de peau qu'en pleine possession de ses moyens [lire nos chroniques du 23 juillet 2017, des 17 septembre et 3 juillet 2016, du 29 janvier 2015 et du 18 juin 2005]. Signalons encore le Héraut de Werner van Mechelen ainsi que les nobles brabançons (Bertrand Duby, Willem van der Heyden, Zeno Popescu et Kurt Gysen) et les quatre enfants (Raphaële Green, Isabelle Jacques, Virginie Léonard et Lisa Willems), lesquels donnent la voix à de jeunes solistes, complétant ainsi le tableau d'un Lohengrin d'abord pour la musique.

GC