Chroniques

par bertrand bolognesi

Ludwig van Beethoven | Fidelio
un spectacle d’Alberto Arvelo

Los Angeles Philharmonic, Gustavo Dudamel
Philharmonie, Paris
- 31 mai 2024
Fort beau FIDELIO (Beethoven) par Gustavo Dudamel et Alberto Arvelo...
© ondine bertrand | cheeese

La tournée européenne du Los Angeles Philharmonic et de Gustavo Dudamel, son chef depuis une quinzaine d’années déjà, fait escale à la Philharmonie de Paris, pour deux soirs. Après un premier programme, donné hier, où la Symphonie « Z nového světa » (Dvořák) était précédée par des pages du New-Yorkais John Williams et de la Mexicaine Gabriela Ortiz, l’événement se poursuit aujourd’hui avec un classique du répertoire lyrique. Toutefois, ce Fidelio n’est pas joué en version de concert : il est mis en scène, selon l’affiche. Quant à nous, nous optons pour le terme mis en espace qui rend compte du fait qu’il ne s’appuie sur aucune scénographie, mais c’est vraiment le seul élément qui manque à ce spectacle dont la construction dramatique et la grande cohérence convainquent haut la main. Il s’agit assurément de théâtre, pas de doute, un théâtre véhiculé par un dispositif ingénieux qui interroge l’œuvre, la dimension de chaque personnage mais encore la rapport du public au sonore.

Fondé en 1991 à Los Angeles, le Deaf West Theater (DWT) explore le potentiel expressif de la langue des signes et se veut « une passerelle artistique entre le monde des sourds et celui des entendants » (brochure de salle). C’est avec les forces vives du DWT que le cinéaste vénézuélien Alberto Arvelo signe le présent Fidelio, et avec la saine complicité de Gustavo Dudamel avec lequel il collabora par le passé sur d’autres projets – les spectacles A midsummer night's dream (Mendelssohn) et Das Rheingold (Wagner) et les films Tocar y luchar, El sonido de los niños et Libertador. D’emblée, la surprise est grande d’un prologue en langue des signes, dûment surtitré selon un principe appliqué sur toute la représentation.

Les protagonistes bénéficient de deux incarnations qui obéissent à une vêture codée, réalisée par Solange Mendoza : un chanteur, en sorte de toge blanche sur pantalon, et un comédien sourd, arborant diverses couleurs dans la même charte orientalisante, qui exprime en langue des signes ce qui est chanté, de même qu’il effectue le dialogue parlé, dès lors signé. Outre que le parler des chanteurs n’est en général pas du tout probant et qu’il nous est ainsi épargné, cette idée, formulée par Dudamel pendant les répétitions, place ailleurs ces interruptions du chant, amenant à considérer que c’est plutôt le chant qui interrompt un silence puissamment intelligible – « personnage à part entière de l’opéra », précise Arvelo (même source). Pourtant, comédiens et chanteurs ne sont pas vraiment des doubles les uns des autres, tel que le pratiquèrent de nombreux metteurs en scène, souvent avec des couples chanteurs-danseurs et suivant un procédé qui ne fonctionne guère. Ici, une dimension de jeu entre les uns et les autres est développée, aucun ne regardant l’autre comme lui-même ni comme tout à fait un autre, et les artistes ne s’attendantjamais mais travaillant ensemble, dans un dispositif dramatiquement fécond. Ainsi la survenue d’un concertino de comédiens pour signer les parties chorales convoque-t-elle une dimension inédite qui mène à penser différemment l’emprisonnement – celui de la maison carcérale espagnole de l’argument, bien sûr, mais encore celui des habitus scéniques dans lequel l’on peut si vite se lover, celui du dire frisant parfois le syndrome de Castafiore, celui du silence obligé, enfin celui du clivage entre son et silence dont nous voilà sauvés. « Fidelio représente un combat pour la liberté mais aussi un appel à l’inclusion, à la prise de conscience. Créé en novembre 1805, alors que Beethoven commençait déjà à perdre l’audition, cet opéra revêt une signification particulière pour le public sourd », poursuit Alberto Arvelo ; « notre Fidelio a été conçu de sorte que, pour la première fois depuis deux siècles, un tel public ait la possibilité de l’apprécier pleinement ».

Et d’apprécier la présence d’Otis Jones en Jaquino prégnant, de Sophia Morales qui compose une Marzelline aussi volontaire que fragile, d’Hector Reynoso en Rocco rassurant quoiqu’inquiet lui-même, de Daniel Durant en Florestan exalté, enfin d’Amelia Hensley qui campe une frémissante Leonore. Deux figures marquent des moments-clés : le Fernando dansé de Mervin Primeaux-O’Bryant et la méchanceté débridée du Pizarro de Giovanni Maucere, créant un contraste lourd de sens avec le hiératisme du chanteur. Placé sur une réserve qui ne les exclut toutefois pas de la théâtralité globale, les solistes vocaux forment une équipe probante. On retrouve la pâte généreuse de la basse Shenyang en Pizarro dont le grave paraît d’abord un rien timoré ; la voix se révèle pleinement dans l’énoncé du projet de meurtre [lire nos chroniques de Rodelinda, Parsifal et Lohengrin], le ténor vif et clair de David Portillo en Jaquino attachant [lire nos chroniques d’Ariodante, Die Entführung aus dem Serail, Orlando paladino et Idomeno], la musicalité fidèle d’Andrew Staples, ténor grand format, impacté avec avantage, d’une intonation toujours parfaite, dont la couleur lumineuse sert un Florestan glorieux [lire nos chroniques de la Grande messe des morts, de Szenen aus Goethes Faust, Das Paradies und die Peri, The dream of Gerontius et Messiah], ainsi que le soprano généreux et souple de Tamara Wilson, Leonore au legato jamais démenti et à l’inflexion d’une pureté indicible [lire nos chroniques de Die Feen, Adriana Lecouvreur et Beatrice di Tenda], à l’œuvre dans le duo flamboyant d’espoir des retrouvailles. Si l’on est moins convaincu par le Rocco, au timbre certes velouté mais trop fermé, de James Rutherford, le baryton-basse Patrick Blackwell livre un ferme Fernando, quand l’aigu fulgurant de la voix enveloppante de Gabriella Reyes fait merveille en Marzelline.

Après une Ouverture fort impérative, à l’urgence et à la vivacité remarquables et immanquablement dramatiques, Gustavo Dudamel signe un Fidelio subtilement ciselé qui profite de la saveur délicate des bois. Son interprétation avance sans traîner mais ne précipite cependant rien. On goûte la rigueur parodique qui signale l’arrivée de Pizarro, puis l’infinie tendresse qui accompagne le chœur des captifs. En saine complicité avec la proposition scénique, Dudamel soigne l’équilibre des forces musicales, révélant le raffinement des écritures vocales et orchestrales, dans une rétorque énergique à celles et ceux qui purent considérer parfois, voire publier, qu’il ne serait pas un chef d’opéra. À l’autorité de la gigantesque liesse chorale du finale, somptueusement servie par les artistes du Cor del Gran Teatre del Liceu et du Cor de Cambra del Palau de la Música Catalana, respectivement préparés par Pablo Assante et Xavier Puig, répond l’enthousiasme jubilatoire des pupitres du Los Angeles Philharmonic, galvanisé par Gustavo Dudamel. Un Fidelio dont on se souviendra !

BB