Chroniques

par david verdier

Lulu
opéra d’Alban Berg

Théâtre royal de La Monnaie, Bruxelles
- 28 octobre 2012
Barbara Hannigan est la Lulu (Berg) de Warlikowski à Bruxelles
© bernd uhlig

Succédant à Médée dans l'ordre des figures féminines emblématiques de son univers personnel, la Lulu de Krzysztof Warlikowski est, de toute évidence, l'événement majeur de cette saison à La Monnaie. On sort de la salle littéralement bouleversé par cet amalgame de brutalité sensuelle et d'innocence perverse. Derrière le jeu des oxymores, il serait tentant de déplacer une partie de l'analyse du côté de l’invraisemblable fatras autobiographique qui sert de contexte psychologique à la composition de cet opéra. Au petit jeu des associations entre fiction et réalité, on trouverait dans l'homosexualité de la sœur ou la naissance illégitime de l'épouse un écho plus ou moins lointain au profil de tel ou tel personnage. Au risque de décevoir, il ne sera question ici que de théâtre et de musique – reprenant à notre compte le scrupuleux principe proustien de la nécessaire et indépassable distinction du moi social et du moi créateur.

Warlikowski propose le prisme thématique de la danse comme filtre de lecture au théâtre musical de Berg. Cet élément esthétique présente plusieurs facettes et entrées. En premier lieu, il s'agit de prolonger « narrativement » l'intrigue de Wedekind en focalisant l'attention sur Lulu-danseuse, et ce dans la définition scabreuse d'une noblesse de Jockey-Club fréquentant les coulisses des salles de concert. À l’Acte II, le docteur Schön n'est rien d'autre qu'un souteneur de haut rang. La proximité immédiate avec l'argument du Lac des cygnes ouvre la comparaison avec la dualité Odette-Odile, respectivement cygne blanc et cygne noir, que l'on peut associer à la dislocation psychologique du personnage de Lulu.

À ce niveau-là apparaît la deuxième lecture : la danse comme écrin sublimé de la femme-enfant. Indiscutablement, Barbara Hannigan est l'incarnation naturelle de cette projection de la mise en scène. En elle se réunissent l'actrice et la chanteuse incarnant une Lulu hantée par le fantôme de Marilyn Monroe. La star hollywoodienne apparaît comme un double possible au personnage de Berg dans le sens ambigu que lui donne Warlikowski : le drame intime d'une femme déchirée entre l'icône sexuelle et le produit marketing. La troisième lecture traite essentiellement du fantasme malsain qui mêle dans la danse le fétichisme d'un corps sublimé et torturé. Lulu alterne des déplacements mécaniques sur les pointes avec des attitudes prostrées, assise dans un fauteuil roulant ou marchant à grand peine avec des béquilles.

Trois lectures, trois angles résumés dans une photo d'Eve Arnold reproduite dans le programme : Marilyn Monroe regarde attentivement un bronze de Degas, La petite danseuse de quatorze ans, exposé à Los Angeles en 1956. La jeune femme semble fascinée par le secret qu’elle découvre et dont Lulu paraît être la plus parfaite des incarnations théâtrale.

Le rideau se lève sur un long monologue, Lilith ou la première femme, écrit par Christian Longchamp à partir de trois sources hébraïques : l'Ancien Testament, l'alphabet de ben Sira et le Zohar. Ce prologue parlé précède et modifie la portée de celui où le dompteur exhibe les animaux de la « ménagerie ». Première compagne d'Adam, Lilith représente la pécheresse originelle (avant la naissance d'Eve et la tentation du fruit défendu). Warlikowski inscrit la perversion de Lilith/Lulu dans un schéma complexe qui se complait à effacer la distinction entre victime et coupable. La construction symétrique du premier acte repose sur l'ajout d'une scène muette finale qui répond à ce prologue parlé. La danseuse Rosalba Torres Guerrero exécute (au sens propre comme au figuré) un solo éblouissant autant que tragique, représentant la mort du cygne noir, Odile, le double négatif qui littéralement virevolte, déchire sa chrysalide de taffetas et expire lamentablement. Ces longues minutes dansées dans la pénombre et le silence forment une accumulation de violence et créent un puissant impact rétinien.

Cet univers futile, plein de strass et de paillettes, crée des variations angoissantes où s'accumule la tension, principalement durant ce premier acte – un peu moins par la suite. Le décor unique sert de réceptacle et de motif à cette tension dramatique. On y retrouve sans surprise les topoï qui « signent » l'univers de Warlikowski (éviers, carreaux de faïence, escalators, etc.) et dont la froideur même n'est pas sans évoquer les grands intérieurs sans âme de Richard Peduzzi pour la version Chéreau-Boulez (1979). L'invariabilité des éléments du décor ne permettent pas de souligner les étapes qui mènent le personnage à sa propre perte. Seul un écran vidéo placé en hauteur offre la possibilité d'un commentaire sur la scène en train de se dérouler – commentaire parfois difficilement lisible tant est importante la densité des éléments à prendre en compte.

La scène est souvent barrée en deux par un panneau noir qui contraint les chanteurs à se baisser pour passer dessous et crée une séparation spatio-temporelle entre deux espaces, notamment à l'Acte II où l'on voit les jambes des danseurs en arrière-plan. Autre élément important, cet espace vitré au fond de la scène dans lequel défilent tour à tour fauves empaillés et danseurs. Ce lieu ouvert à tous les regards sert à la fois d'espace narratif (scènes macabres du suicide du peintre et du meurtre de Lulu) et d’espace symbolique et mémoriel (les doubles de Lulu et son face-à-face avec son autoportrait en jeune danseuse de part et d'autre de la paroi de verre). Intercesseur entre réalité misérable et réalité fantasmée, le dompteur est présent en continu jusqu'à la scène finale de l'opéra. Créature à la fois travestie et asexuée, il promène son masque de strass et ses talons hauts dans une atmosphère de cérémonie évoquant le dernier film de Stanley Kubrick, Eyes Wide Shut (1999). L'utilisation des accessoires de la modernité technologique renforce cette omniprésence d'une dépersonnalisation des rapports entre individus. Le peintre publie ses messages d'amour sur son téléphone portable, diffusés en direct par une caméra de surveillance, de même que l'exécution (métaphorique et prémonitoire) du docteur Schön réduisant sa lettre de rupture à un SMS.

La mise en scène écrase volontairement le sentiment intime des êtres sous cette forme de voyeurisme obscène combinant chez Lulu la fragilité d'une enfance malheureuse avec la vulgarité de la prostitution. Barbara Hannigan se glisse dans ce personnage comme aucune autre ne pourrait le faire, jouant de ses qualités d'actrice pour en rendre crédibles les intentions. En dehors de quelques problèmes d'accent qui affleurent çà et là, la voix manque de grave, ce qu'elle compense à merveille par l’incarnation scénique. À bien écouter les versions « historiques », on trouverait chez toutes les chanteuses ayant relevé le défi d'interpréter ce rôle des lacunes vocales évidentes. D'une certaine manière, la problématique consiste à savoir manquer de voix dans un rôle impossible. Trop lyrique, la ligne s'épaissit et Isolde perce sous la fille des rues ; trop légère, la voix tire vers le parlando et fait disparaître la virtuosité technique. Telle une poupée mécanique échappée de sa boîte, Barbara Hannigan ne quitte jamais vraiment la tenue de danseuse, jusqu'à arpenter les trottoirs de Londres en tutu immaculé. Prévue à l'origine pour alterner le rôle avec Kerstin Avemo, elle assurera toutes les représentations à l'exception d'une seule. La performance est d'autant plus remarquable qu'elle s'apprête dans la foulée à interpréter à Toulouse la reprise de Written on skin de George Benjamin.

Face à elle, Dietrich Henschel incarne un duo Schön/Jack de toute beauté. Il est assurément ce personnage décadent et vaincu d'avance qui se mue en ange exterminateur au III. Ce pathétique sourire grimaçant qu'il se dessine d'un trait de rouge à lèvres au II, on le retrouve au III dans l'étrange maquillage de Jack l'éventreur, personnage lunaire et fantastique, accompagné par les flocons de neige. Son abominable forfait est observé par un bataillon de jeunes filles, rêvant la tête entre les mains comme pour écouter un conte de Noël. Les intonations ne souffrent d'aucun relâchement, aussi à l'aise pour traduire la veulerie que le cynisme. La prestation de Charles Workman en Alwa se heurte à quelques duretés dans les aigus, ce qui rend sensible le changement de registres lorsqu’il cherche à faire émerger ses pitoyables airs sentimentaux en décalage avec la noirceur de la situation. La Geschwitz de Natascha Petrinsky est calquée sur le modèle plastique de Lulu, ce qui renforce l'effet de miroir de la scène finale qui donne l'impression qu’expirent les deux faces d'un même personnage. La tessiture ambrée est très séduisante et l'interprétation d'un parfait délié, toujours audible, y compris dans les chevauchements de la première scène du III.

Dans les seconds rôles, on passera rapidement sur le Schigolch éteint de Pavlo Hunka (vocalement et scéniquement) pour s'intéresser davantage au Peintre de Tom Randle, très à son aise dans le brio un peu vain qu'exige le rôle. Ivan Ludlow projette un Dompteur et un Athlète fort convaincants, bien secondé par Frances Bourne en Lycéen et Groom. La tendance à figer l'action au proscenium génère parfois certains problèmes de projection, sans doute amplifiés par la présence du panneau latéral dont nous parlions précédemment. Les voix se dédoublent, laissant dans leur sillage un léger écho, comme le résultat d'une discrète amplification (notamment dans le prologue).

Grand triomphe pour l'Orchestre symphonique de La Monnaie, personnage invisible et protagoniste majeur. Pour les dernières représentations, Michael Boder succède à Paul Daniel. Les musiciens parlent le dodécaphonisme avec une assurance confondante, au point que la question de l'absence de sensualité des timbres et des phrasés ne se pose à aucun moment. L'interlude qui succède à la mort du peintre est lourd de réminiscences et d'une force thématique quasi-wagnérienne. Les cordes sont très présentes dans les moments de tension (les discordances reflétant le désordre mental du Docteur Schön au II) mais d'un relief plus mat que la petite harmonie, qui en paraîtrait presque surexposée (les appels de la clarinette sur les derniers mots de Schön !). On retrouve, plus libre et plus expansif, la direction qui couronnait la version enregistrée au Liceu avec Patricia Petitbon dans le rôle-titre [lire notre critique du DVD]. On ne saurait trop souhaiter pouvoir retrouver tant de beautés sur une scène parisienne ou, à défaut, sur un support enregistré…

DV