Chroniques

par bertrand bolognesi

nuit du piano !
Rémi Geniet, Wilhem Latchoumia, Marie Vermeulin et Vanessa Wagner

Festival de Musique de Toulon et sa Région / Opéra de Toulon
- 30 avril 2016
première Nuit du piano à l'Opéra de Toulon : une parfaite réussite !
© jp vasseur

Sept fois une demi-heure de piano, sept mini-récitals séparés par des pauses de dix à quinze minutes, il fallait l’oser ! Ainsi se présente aujourd’hui la première Nuit du piano qui, toute une soirée durant, promène le mélomane dans les répertoires dévolus au grand crocodile de concert, comme l’appelait Jean Tardieu. Pour ce faire, quatre pianistes et non des moindres : Rémi Geniet, Wilhem Latchoumia, Marie Vermeulen et Vanessa Wagner se succèdent au clavier, pour sept moments placés chacun sous l’égide d’un pays d’origine.

Wilhem Latchoumia [photo] ouvre la fête avec l’incroyable Phantasiestück über Motive aus Rienzi S.439 qu’en 1859 Ferenc Liszt concoctait à partir de trois motifs de l’opéra de Richard Wagner (1842). Après une sonnerie à l’héroïsme bien reconnaissable, la balade gagne une noblesse de ton servie par un piano parfaitement réglé. C’est donc par l’Allemagne que débutent ses quelques heures de musique, et plus précisément par celle du grand réformateur de l’opéra européen. L’interprète traverse ces transcriptions et paraphrases avec tant d’inspiration que de maestria, dans un souffle musical généreusement épique. La subtilité du tissage est idéale pour Tristan und Isolde für Pianoforte Op.112 du Triestin Alfred Jaëll (édité à Leipzig en 1862). Cette délicatesse de nuance livre une secrète Isolden’s Liebestod S.447 (Liszt, 1867) qui absorbe l’écoute en son énigmatique lyrisme. Dans une maison d’opéra, voilà qui est bien commencer !

À 18h40, nous retrouvons Marie Vermeulin, offrant un programme français. Mais encore faut-il préciser que le festival s’est donné les moyens de son ambition : l’instrument sera scrupuleusement réaccordé entre chaque menu, comme cela n’arrive guère que dans les prises de son – un luxe nécessaire, pour ainsi dire, que pianistes et public apprécient à sa juste valeur. Après deux des Études de Debussy, dans une couleur clarteuse, la musicienne se lance dans le redoutable Gaspard de la nuit qu’imaginait Ravel en 1908 à partir de trois poèmes du recueil éponyme (et posthume) d’Aloysius Bertrand. Après la gracieuse Ondine et l’inquiétant Scarbo, l’on admire surtout l’opalescent mystère qui domine Le gibet.

Il est 19h20 lorsque Rémi Geniet nous emmène en Pologne – une Pologne un peu française, via l’origine lorraine de Fryderyk Chopin. Adieu nauséeuses délices symbolistes : c’est dans le romantisme exacerbé que l’oreille se plonge maintenant, avec cette œuvre de 1844. Dans un dosage extrêmement précis, le tonique stylet de Geniet cisèle un Allegro maestoso passionné dont charme le chant. Après l’invraisemblable patinoire de Scherzo, dont l’épisode central bénéficie d’une inflexion chaleureuse, le farouche Largo porte loin son élégante mélancolie. Presto non tanto, le galop tragique du dernier épisode est formidablement articulé. À peine manque-t-il à cette approche un certain poids, une incarnation qu’à coup sûr le tout jeune homme fera sienne dans quelques années.

Après le piano-orchestre de Latchoumia, le piano-Kammerensemble de Vermeulin et celui de Geniet, tout d’opéra et de rodomontades vocales, comment sonnera celui de Vanessa Wagner ? L’indicible tendresse qu’elle ménage au joueur Allegro moderato de la parisienne Sonate en ut majeur K.330 (n°10) de Mozart (1783) étonne positivement. Sans quitter un savant dosage classique, la pianiste contraste souplement le mouvement. Le moelleux de son Andante cantabile laisse pantois ! Quasi choral spirituel, le chant gagne une profondeur dans la confrontation aux piquées ludiques. La fausse simplicité de la modulation mineure frappe discrètement mais sûrement au portail de l’intime – impression encore effective dans le joyeux Allegretto conclusif, n’en déplaise à ses aimables joutes. Bravo pour ce « mine de rien » infiniment sensible. À rester dans la compagnie des compositeurs autrichiens, Vanessa Wagner quitte le royaume de Louis XVI pour la Styrie où Schubert écrivit ses Impromptus D.899 en 1827. Dans une fougue resplendissante que rehausse le robuste thème hongrois médian, elle livre le premier, Allegro molto moderato en ut mineur vigoureux. L’Allegro en la bémol majeur (Impromptu Op.90 n°4) survient ensuite comme un geste oublié, bientôt investi d’une angoisse irrésistible, celle de l’éternel adolescent viennois qui quiet jamais ne fut et s’éteindrait quelques mois plus tard.

À mi-parcours, sans crainte l’on affirme réussite complète cette Nuit du piano, ce que confirment les trois derniers rendez-vous. Ainsi Wilhem Latchoumia nous revient-il pour une demi-heure espagnole entièrement consacrée à la verve de Manuel de Falla, lueur mordorée de clairs-obscurs peints d’une fine brosse, de même Rémi Geniet et les fables norvégiennes d’Edvard Grieg. Il revient aux dames de célébrer à quatre mains du Sacre du printemps de Stravinsky, réellement donné tel quel et non sur deux pianos comme un souci de confort invite souvent les pianistes à le faire – de fait, l’unité de la sonorité s’impose, ce soir, comme jamais. Vanessa Wagner et Marie Vermeulin nous immergent à la bonne saison dans les rites d’adoration de la Terre, force puissante de la période pré-mongole que les prosélytes chrétiens intègreront au Parnasse orthodoxe, Vierge paradoxale crainte comme un totem. Traversées d’une énergie de transe, ces tableaux de la Russie païenne mènent au plus profond des traditions matriarcales de la paysannerie slaves, principalement centrées sur l’amour et la fécondité, où celles des êtres humains est faite miroir de la générosité du sol, sol qu’il faut aimer d’amour pour que la récolte soit belle. Les vingt doigts de ces ultimes quarante minutes couronnent l’événement !

BB