Chroniques

par bertrand bolognesi

Quintette, sextuor et septuor
Ernő Dohnányi, Édouard Flament, Sergueï Prokofiev et Giuseppe Verdi

Festival International de Musique de Chambre / Salon-de-Provence, Château de l’Empéri
- 3 août 2023
Le Sextuor Op.37 de Dohnányi au Festival de Salon-de-Provence 2023...
© aurélien gaillard

Après l’impressionnante prestation de l’altiste/violoniste et chanteur diphonique Gareth Lubbe en l’Église Saint-Michel [lire notre chronique du jour], nous retrouvons la cour du Château de l’Empéri et son acoustique miraculeuse pour entendre quatre opus assez inhabituels au concert, comme c’est presque toujours le cas au Festival International de Musique de Chambre de Salon-de-Provence qui fêtent en ce moment sa trentième édition. Pour commencer, Maja Avramovic (violon), Lubbe (alto), Paul Meyer (clarinette), François Meyer (hautbois) et Olivier Thiery (contrebasse) nous propulsent près de cent ans plus tôt avec le Quintette en sol mineur Op.39 de Sergueï Prokofiev. Le point de départ de cette œuvre écrite en 1924 est une commande d’un danseur et chorégraphe du Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg, Boris Romanov (1891-1957) pour le ballet Trapèze (Трапе́ция) qui invita sur la scène dansée moderne le monde circassien. Créée en Thuringe à l’automne suivant, Trapèze ne connut guère le succès ni la postérité. En revanche, le compositeur russe, tirant avantage de la contrainte instrumentale qu’on lui imposait, conçut dès le début du projet son opus comme pièce de concert : ainsi naquit ce quintette en six mouvements brefs qui vit le jour le 6 mars 1927, à Moscou.

Cinq ans après son Ouverture sur des thèmes juifs Op.34 (1919), créée à New York en janvier 1920, Prokofiev mitonne un Tema con variazioni qui semble lui aussi inspiré par la musique Klezmer, comme le seraient quelques années plus tard de nombreuses partitions de son confrère Chostakovitch. À la dissonance s’ajoute une lecture savamment colorée qui souligne la sensualité de la ligne. Danse mafflue qui mène, en imagination, sous le chapiteau, l’Andante energico, introduit puis soutenu par une partie de contrebasse fort présente, séduit aisément. Une joie inquiète habite l’Allegro sostenuto qui fait, lui aussi, part belle à la contrebasse auquel répond un hautbois incisif à souhait – ma con brio, est-il précisé. On admire la maîtrise dont bénéficie l’Adagio pesante méandreux dont le lancinement, vraisemblablement influencé par le début de la seconde partie du Sacre du printemps (Stravinsky), convoque une sorte de fièvre en s’enflant peu à peu – sans doute est-ce la partie la plus intéressante de l’œuvre. Les bondissements de l’Allegro precipitato (ma non troppo presto) s’ornent ici de trouvailles inouïes de nuances et de timbres. Un Andantino alangui, assez drôle – et l’on sait ô combien l’humour n’est pas chose facile en musique ! –, conclut l’Opus 39 dans un entrelacs exquisément biscornu dont se jouent habilement cinq solistes exemplaires.

Le 1er avril 1873 avait lieu la première du Quatuor à cordes en mi mineur de Giuseppe Verdi, à l’Albergo delle Crocelle où le compositeur résidait pendant les répétitions napolitaines de son Aida. Verdi chambriste ? Oui, le grand homme de l’opéra du Risorgimento, qui livrait en 1859 une Valse pour piano entendue, orchestrée par Nino Rota, dans le cinéma de Luchino Visconti (Il Gattopardo, 1963), est également l’auteur d’un quatuor. Le bassoniste et chef d’orchestre israélien Mordechai Rechtman, qui nous quittait ce printemps aux premières journées de sa quatre-vingt-dix-huitième année, est bien connu des instrumentistes à vent pour ses nombreuses transcriptions. Ainsi s’était-il penché sur la page verdienne dont il fit un Quintette pour flûte, clarinette, hautbois, basson et cor (Toscanini en avait lui-même réalisé une version pour orchestre à cordes). Emmanuel Pahud, Paul Meyer, François Leleux, Gilbert Audin et Benoît de Barsony donnent à l’Allegro un relief magnifique, ciselant sa nuance jusqu’en ses passages de calme touffeur triste. Chassez le naturel, il revient au galop, dit-on : en effet, l’Andantino est assurément un moment d’opéra où le chœur introduit et ponctue une aria di bravura de baryton, ici chantée par le cor. Il en va de même du Prestissimo : c’est une scène de bal où se fomenterait quelque coup de théâtre à venir, dominée par un bassoniste prodigieux – le méchant de l’affaire, qui sait ?... Plein d’esprit, un Scherzo fugué, traversé d’une fièvre festive, couronne l’exécution.

Également bassoniste et chef d’orchestre – on en connaît d’autres [lire notre entretien avec Pascal Gallois] –, Édouard Flament (né à Douai en 1880 et décédé en 1958 à Bois-Colombes) a laissé un catalogue assez conséquent d’œuvres pour tous les effectifs – on y compte quatre opus pour le théâtre, plus d’une trentaine pour l’orchestre (symphonies et concerti confondus), quinze mélodies, vingt-trois pour piano seul et près de trente pages chambristes parmi lesquelles le Fantasia con fuga pour septuor à vent Op.28 de 1908 où s’entendent les souvenirs de Massenet et de Pierné. Aux artistes précédemment cités s’ajoutent François Meyer au cor anglais et le violoncelliste Claudio Bohórquez. Après un prélude d’une profonde mélancolie, l’horizon s’éclaircit, puis le basson présente le thème à fuguer, menant bientôt à un final de digne consonnance.

À cette brève incursion dans le presque inconnu succède une interprétation remarquable du Sextuor en ut majeur Op.37 d’Ernő Dohnányi, sans doute celle des œuvres de chambre du compositeur hongrois la plus jouée [lire nos chroniques du 5 juin 2004, du 3 avril 2011 et du 3 août 2017]. On y retrouve Natalia Lomeiko au violon, Lilli Maijala à l’alto, Astrig Siranossian au violoncelle, Paul Meyer à la clarinette, Benoît de Barsony au cor, enfin Éric Le Sage au piano. D’emblée l’élégance d’approche de l’Allegro appassionato saute aux oreilles, se distinguant de versions plus simplement opulentes. En cette année 1935, il est probable qu’un bonheur entier ne soit déjà plus envisageable : deux partis fascistes gagnent de l’importance dans le paysage politique du Royaume de Hongrie, l’Unité nationale qui sort majoritaire aux élections législatives et sont créées les Croix Fléchées, plus radicales encore et pronazies ; quelques mois plus tard, le nouveau premier ministre Kálmán Darányi promulguerait les premières lois antisémites du pays, peu avant la vaste catastrophe européenne. Aussi peut-on considérer qu’il n’y a rien d’incohérent à convoquer l’âpreté et une relative anxiété dans cette lecture sensible. À ce premier mouvement dont le final refuse, ce soir, toute jubilation, répond un Intermezzo (Adagio), marche en crève-cœur traversée par une digne amertume. Comme derrière une porte entrouverte l’on perçoit les accents de la fête, la clarinette introduit pianississimo l’Allegro con sentimento plus insouciant, tout de délicatesse et de suavité, tellement Mitteleuropa. Bousculant l’héritage brahmsien qu’il révéra pourtant, Dohnányi conclut son deuxième Sextuor (il en avait écrit un premier à l’âge de seize ans) dans un Finale (Allegro vivace, giocoso) merveilleusement chaloupé qui invite en salle de bal art-déco. Ce soir, la générosité des timbres est à son maximum.

BB