Chroniques

par françois cavaillès

récital de la jeune pianiste Nour Ayadi
œuvres de Poulenc, Rameau, Saint-Saëns et Schumann

La Scala, Paris
- 28 janvier 2024
La jeune pianiste Nour Ayadi en récital à La Scala (Paris), le 28 janvier 2024
© anne-sophie bielawski

Lever de rideau éclatant à La Scala de Paris, avec la Bacchanale de Camille Saint-Saëns (Samson et Dalila, 1877), interprétée par des élèves des conservatoires du Xe arrondissement et de Drancy, tous aux percussions ! Encore mieux qu’une étude, il s’agit d’un harmonieux voyage guidé « vers la musique de demain », ainsi que glissé en préambule par le directeur artistique du lieu, Rodolphe Bruneau-Boulmier. Pour avoir suscité la curiosité puis l’exaltation, les jeunes dirigés par Pierre-Olivier Schmitt, également auteur de la transcription, ont goûté des applaudissements nourris.

Tandis qu’en capitale se concentrent les plaies sociales françaises de 2024, voici que Nour Ayadi, espoir confirmé de notre école de piano, nous replonge trois cents ans plus tôt, dans la Suite en ré majeur de Jean-Philippe Rameau (1683-1764). Et à toute bise, tant le temps semble brûler les doigts de la récipiendaire du Prix Cortot 2019 (élève de Jacques Lagarde à l’École Normale de Musique). Façon tombereau, déversant pour première miniature La Follette avec une envie de chahut, son tombeau de Rameau s’effriterait presque mais touche juste – le maître dijonnais est d’ailleurs inhumé à une demie-lieue de là, en l’église Saint-Eustache. La Joyeuse atteint une énergie solaire, avant Les Tendres Plaintes marqué de plus de régularité, second rondeau de cette suite figurant au recueil Pièces de clavecin avec une méthode pour la mécanique des doigts (1724). Les Niais de Sologne prennent un caractère enfantin et le fort débit d’une musique pour film muet. Enfin, Les Cyclopes impressionnent forcément, d’une accélération si bien placée, tout en créant une ambiance électrique, voire sidérale quand sont signifiés les coups sur l’enclume de ces terribles géants.

Sans la moindre intention de baisser l’intensité, la matière du tout nouveau disque, Carnaval (Scala Music) est objet de sublimation. Exhalant la musique du cédé pourpre à l’air libre, il se formerait comme un éther d’alcools. Et les toutes premières notes, ouvrant la suite Les soirées de Nazelles (1930-1936), sont à ne pas manquer : quelle pantalonnade géniale – du bon, du très bon Francis Poulenc (1899-1963). Ses brefs scintillements mozartiens, carillonnant presque, annoncent la complexe avancée musicale, violente un instant, silencieuse l’autre, à travers un goût très particulier du portrait comme encadré et suspendu, en un Préambule qui sonne de magnifique manière. Bien loin de marmonner, c’est une délicieuse petite mignardise, un baiser doux, puis un torrent. Avant même les huit variations consécutives, l’entreprise déborde d’esprit, incluant une part de forte mélancolie, jusqu’à l’extinction, après un semblant d’essoufflement, pour finalement porter le sceau d’une mélodie fragile par un jeu pianistique admirable. Sur une voie plus tourmentée, ces charmantes prolégomènes s’achèvent dans la clarté mélodique et l’idéal rythmique.

Le comble de la distinction, presque pétaradant, puissant et cinglant à l’entrée, comporte une mélodie douce et enjouée, expression d’un caractère fort qu’on devine aisément aussi chez la jeune artiste marocaine. S’en suivent, comme dans un passage secret, de très courts moments qualifiables sinon de chaotique, frappé, glacé, sombre, bousculé... Qui était ainsi furtivement, parmi les proches de Poulenc, à voir dépérir Nazelles ? Le regard nostalgique s’intensifie, cabré dans une forte impression de solitude pour Le coeur sur la main. Moins fervent, mais plutôt étincelant, La désinvolture et la discrétion précède, très heurté d’une battue cardiaque, La suite dans les idées puis Le charme enjôleur, effectivement malin et balancé comme un gibet de potence, juste avant Le contentement de soi, très animé, et Le goût du malheur si parlant, berceur, rêveur... pour conclure avec L’alerte vieillesse, enfantine, très bien articulée et audacieuse. La large Cadence conséquente trouve de splendides échos pour exprimer, dans un climat austère, la liberté du tempo. Ultimement, l’évasion ludique et rapide – Final (follement vite, mais très précis) – se referme en deux accords bien claqués.

Vient la pièce de choix, Faschingsschwank aus Wien Op.26 (1839), la reconnaissance française de Robert Schumann (1810-1856) repassant par la Porte-Saint-Martin comme à son tout début, lorsque fut fondée la Société Schumann par Delahaye, en 1869. Coiffé d’un fleuron, l’Allegro initial roule de l’élégance romantique du jeune compositeur. Nour Ayadi en débobine le fil mélodique, délicat et doucement chatoyant, puis, à la reprise du thème liminaire, elle soigne à merveille les contrastes. Le charme grave et les astuces légères se combinent, traces de la spiritualité de Schumann, toujours perturbante mais très évocatrice et non dénuée de gourmandise dans le jeu pianistique. Sous ces doigts, le discours est clair, fort plaisant et même amusant. Avec vigueur, l’interprète défend les motivations du compositeur, de rebuffade en dégringolade, de brillante envolée en trait de génie.

Romanze se présente émouvant à tirer des sanglots et mélodieux de la manière la plus raffinée, en abordant aussi la confession. Ainsi renaît le romantisme allemand, révélé par une artiste presque cassée en deux sur le clavier. Arrivant vite en sens contraire, le Scherzino aux échos de bon camarade prend forme d’une petite ritournelle : c’est le tableau d’un jour de bonheur simple, légèrement désarticulé et vrillé sur la fin, tout à la différence du vague à l’âme expansif de l’Intermezzo suivant. En dernier lieu, avec le grandiose Finale galopant, le récital apparaît la démonstration d’un talent émérite et d’un vrai sens du beau, ainsi que d’une maîtrise suffisante pour emballer la salle. Nour Ayadi boucle l’étape avec deux bis lumineux : El Pelele (1911) de Granados et la première des Novelettes (1927) de Poulenc.

FC