Chroniques

par bertrand bolognesi

récital des pianistes Anna Geniušene et Lukas Geniušas

Festival International de Piano / Parc du Château de Florans, La Roque d’Anthéron
- 31 juillet 2023
Anna Geniušene et Lukas Geniušas rendent hommage à Sergueï Rachmaninov
© valentine chauvin

Certains concerts se démarquent d’autres, y compris lors d’une succession aussi généreuse et exceptionnelle que propose René Martin à La Roque d’Anthéron, dans le cadre de son Festival International de Piano. À l’issue d’une journée consacrée au piano à vingt doigts (comprendre à deux pianos et au piano à quatre mains) lors de laquelle nous avons applaudi Sélim Mazari et Jean-Baptiste Fonlupt puis Pavel Kolesnikov et Samson Tsoy, nous retrouvons la manière de Sergueï Rachmaninov qui fit le menu de ces rendez-vous [lire nos chroniques des concerts de 11h et de 18h]. Pour la servir, les pianistes russo-lituaniens Anna Geniušene et Lukas Geniušas.

Le compositeur russe était un fin admirateur de Tchaïkovski auquel il rendit un bel hommage à travers le Trio élégiaque Op.9 n°2 qu’il conçut à partir du 5 octobre ; son illustre aîné venant à disparaître brutalement le 25 de ce même mois, la nouvelle œuvre lui fut dédiée – achevée le 15 décembre 1893, elle fut créée à Moscou le Jour de l’an 1894 lors d’un concert donné à la mémoire de Tchaïkovski. Bien avant cela, ce jeune homme de vingt ans avait déjà transcrit pour quatre mains la symphonie à programme Manfred Op.58, d’après Byron, de même que la Suite de concert tirée du balletLa belle au bois dormant. C’est par cette œuvre, ici jouée à deux pianos, que commence le concert de 21h sur la scène du Parc du Château de Florans. Après un départ en fanfare, La fée des lilas déploie sa tendre élégie, thème infiniment tendre que ne perturbe en rien le fin papillonnement d’accompagnement. La couleur s’avère nettement impressionniste, quand la nuance, parfois infime, ose des délicatesses proprement inouïes. Au lyrisme généreux de l’Adagio, remarquablement chanté, succède l’intrigue à pattes de velours, Le chat botté et la chatte blanche, rendue de pittoresque manière. Panorama et Valse propulsent l’auditeur au ballet, avec une maestria indicible. Déjà l’on sait que ce concert comptera parmi les souvenirs majeurs que l’on garde du festival.

La prochaine exécution ne le dément en rien. Il s’agit de la Suite pour deux pianos en sol mineur Op.5 n°1 composée quelques mois avant le Trio élégiaque n°2 et créée à Moscou par Paul Pabst et Rachmaninov lui-même, le 12 décembre 1893. La Barcarolle bénéficie d’une inspiration fort précieuse servie par un phrasé ample. Le travail de couleur est associé à la cohésion de respiration et aux choix minutieux de chaque frappe, par-delà même la fidélité à la partition. Soudain, cet Allegretto encore chopinien s’élève au delà de sa nature pianistique. Nous ne pourrions dire, à proprement parler, que le jeu se soit fait orchestral, non ; c’est une musique qui surgit des arbres, de l’eau, de la discrète fraîcheur de la nuit provençale. Adagio sostenuto en ré majeur, Et la nuit et l’amour (И ночь, и любовь) sonne tandis que l’obscurité se répand sur le site. Dès lors les ombres du jardin disparaissent dans la musique, dans le dialogue de ses oiseaux invisibles, de ses cœurs, indiscernables et palpitants, auxquels répondent des réminiscences de Rimski-Korsakov. Et Debussy de s’inviter dans Larmes, le troisième tableaux, poignant Largo di molto qui ne livre aucun de ses secrets. Lorsqu’il est maître de musique chez Nadejda von Meck, le jeune Debussy découvre la musique de Tchaïkovski, le protégé de la dame, mais encore celles de Borodine, de Cui et de Moussorgski qui le fascinent. Un certain parfum de russité, symboliste, l’a-t-il influencé, celui-ci s’accomplissant quelques années plus tard sous la plume de Rachmaninov, à des lustres du Français qui par chez nous en aurait importé ces saveurs bientôt françaises ? Nul ne saurait l’affirmer. Ces Larmes bouleversent. Et voici que se déchaînent les cloches de La Sainte-Pâques ! La richesse timbrique et harmonique est simplement extraordinaire. La fête bat son plein, celui de la résurrection, d’un sidérant mystère ondoyant sur toutes choses et chaque être.

Après l’entracte durant lequel, à chaud et en direct sur France Musique, nous nous sommes exprimés au micro de Jean-Baptiste Urbain [retransmission à écouter par ce lien], retrouvons les époux Geniušas dans la version à deux pianos des Danses symphoniques Op.45 auxquelles Jenő Ormandy donnait le jour en janvier 1943 à la tête du Philadelphia Orchestra. Entre galop et méditation, le premier chapitre embarque loin l’auditeur. La Valse médiane gagne une dimension plus vaste encore. Passé son Lento assai fort soutenu, l’ultime Allegro vivace déchaîne sa virevolte espagnole comme jamais. En bis, la Valse de jeunesse, quatrième des Six Pièces à quatre mains Op.11 (1894) entendues ce matin ; ce soir, elle est moelleusement infléchie par un je-ne-sais-quoi qui fait penser à Érik Satie – mais si !

BB