Chroniques

par bertrand bolognesi

récital du pianiste Irakly Avaliani
Johann Sebastian Bach, Johannes Brahms et Sergueï Prokofiev

Salle Cortot, Paris
- 18 mars 2024
Irakly Avaliani joue Bach, Brahms, Prokofiev et Schubert à la Salle Cortot
© dr

En intitulant L’art du toucher le récital qu’il donne ce soir à la Salle Cortot, le pianiste géorgien Irakly Avaliani place l’auditoire dans le sillage d’un François Couperin et d’un Carl Philipp Emmanuel Bach. Pourtant, si le programme est ouvert par une célèbre page de Johann Sebastian Bach, que l’on pourra considérer comme assez proche des préoccupations de ces deux-là en leur temps, la suite avance vers le romantisme tardif puis dans une modernité héritière de ce que l’on appela le style scythe dans la Russie du premier tiers du siècle dernier. Sans doute faut-il alors comprendre ce titre comme un mot d’ordre, une aimable injonction à observer comment jouer le clavier, mais aussi le pédalier, peut être absolument différent selon les compositeurs et les époques abordées. Plus certainement, au sortir d’une soirée passionnante à plusieurs égards, cet art du toucher nous paraît un art de toucher, car oui, l’écoute en aura généré un vaste chemin d’émotions.

La Fantaisie chromatique et fugue en ré mineur BWV 903 (ca.1717/23) de Bach est ouverte en éruption volcanique, dans un geste fougueux qui laisse pantois. Passé cet impératif, une infinie douceur s’inscrit dans une intelligence du contraste qui dépasse largement les apprêtements pianistiques convenus. Cette rupture féconde met d’emblée en contact avec un artiste qui ose se saisir de l’œuvre avec une personnalité des plus affirmées, atypique, en dehors de toute attente, sans pour autant outrepasser le respect qu’il lui doit. Plus musicale que jamais, la rencontre est extraordinaire en ce que nul autre que lui ne respire la fantasia de cette manière. Dès après avoir maîtrisé l’ultime résonance de cette dernière, il engage la fuga sur un tapis de tendresse rigoureuse. Et pourtant…. C’est un phénomène étrange qu’en si personnelle approche l’interprétation parle d’elle-même, à en faire disparaître l’artiste comme par une intense absence, tout à ce qu’il produit. Sa lecture possède ce qu’il faut de fermeté, parfois presque péremptoire, et pourtant d’un saint rejet de cette sorte d’autorité même. Dès lors, l’expérience s’inscrit dans une dimension spirituelle indéfiniment renouvelée qui dépasse le cadre du concert.

S’ensuivent les Klavierstücke Op.76 de Johannes Brahms, au nombre de huit (1871 pour le premier ; 1878 pour les sept autres). Aucun effet superfétatoire dans l’abord du Capriccio en fa# mineur (Un poco agitato) par Irakly Avaliani : ici domine le chant, souverain et cependant jamais altier. Dans une plénitude inouïe surgit le Capriccio en si mineur (Allegretto non troppo), comme une chorégraphie enfantine. Après un Intermezzo en la bémol majeur (Grazioso) qui, salutairement, ne flirte pas avec une boîte à musique – c’est trop souvent le cas –, l’Intermezzo en si bémol majeur (Allegretto grazioso) cisèle son Lied ad libitum, dans une sonorité fort délicate. À cette poésie délicieuse succède le rageur et vaillant Capriccio en ut# mineur (Agitato, ma non troppo presto) dont surprend la puissante véhémence. La subtilité d’un effleurement gourmand engendre l’Intermezzo en la majeur (Andante con moto), d’une irrésistible sensibilité. Le dépouillement du choral de l’Intermezzo en la mineur (Moderato semplice) érode tout héroïsme dans un incroyable effet de creux qui invite la suite à développer son emphase dans une discrétion inventive, circonscrite dans le plus intime du sentiment. Au lyrisme intrépide de conclure dans l’ardent Capriccio en ut majeur (Grazioso ed un poco vivace) qui, si exalté soit-il, cultive une amabilité certaine.

Accompagnant son épouse à Kislovodsk, station thermale située à l’extrême sud du territoire russe, non loin de l’actuelle frontière géorgienne (trois cents kilomètres environ), Sergueï Prokofiev y conçoit la première de ses trois sonates de guerre, en 1939. Cette Sonate en la majeur Op.82 n°6 est achevée au début de l’année suivante, tandis que la composition des Septième et Huitième est déjà commencée, bien avant l’offensive allemande de l’URSS, à l’été 1941. L’indescriptible carillon par lequel se signalent les premières mesures, très percussives, de l’Allegro moderato, gagne ici une aura de catastrophe, par-delà la délicatesse amoureuse déployée dans la suite du mouvement. Ainsi cette dernière fait-elle franc contraste avec le sauvage élan des cluster. Le retour des cloches est mafflu, ce soir. Après un Allegretto de ballet, marche pianistique qui peu à peu s’élève dans une impédance proprement orchestrale, Irakly Avaliani livre un Lentissimo (Tempo di walzer) dont la remarquable plénitude tend au recueillement. Infernal, le Vivace conclusif révèle une énergie impressionnante où dansera bientôt l’écho campanaire du premier chapitre. L’errance de la déconstruction organisée s’impose, puis un final en précipité tragique. Après un tel parcours, Schubert vient consoler l’assemblée.

BB