Chroniques

par bertrand bolognesi

récital du pianiste Nelson Goerner
Quatre Ballades de Fryderyk Chopin

Sonate en si mineur de Ferenc Liszt
Piano**** / Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 21 avril 2023
Nelson Goerner joue Chopin et Liszt dans le cadre de la saison Piano****
© marco borggreve

Avec grand plaisir, on retrouve ce soir Nelson Goerner avenue Montaigne, dans la saison Piano****, en programme romantique. Le pianiste argentin [lire nos chroniques du 11 juin 2017, du 23 janvier 2019 et du 1er août 2020] en concentre chaque partie sur un seul compositeur, pour ne pas dire un seul opus. Ainsi des Quatre Ballades de Fryderyk Chopin qui, pour n’avoir point été conçues comme corpus ne constituent pas moins un ensemble cohérent, dont la composition s’est étalée sur une dizaine d’années.

De la Ballade en sol mineur Op.23 n°1, achevée en 1835 à Paris, nous goûtons une approche fort équilibrée qui doit sa puissance expressive au savant mariage de la rigueur à l’exubérance. Commencée dans une relative austérité (Lento, d’ailleurs indiqué pesante), elle s’enflamme bientôt dans un élan proprement dramatique. À la faveur d’une main gauche résolument discrète, le chant trouve appui sur un lyrisme généreux, à la mesure de l’impressionnante virevolte parcourue de main de maître dans l’aigu du Steinway (parfois un rien claquant, il le faut reconnaître… c’est là l’un des caractères de cette facture instrumentale). L’enthousiasme de la salle ne trompe pas : d’ores et déjà le public reçoit cette première partie de récital non comme une suite en quatre pages mais comme une succession d’œuvres indépendantes dont il n’hésite donc pas à applaudir chaleureusement l’exécution de chacune.

Dédiée à Robert Schumann, son strict contemporain – tous deux naquirent en 1810 –, la Ballade en fa majeur Op.38 n°2 est écrite entre Nohant et Majorque, dans la compagnie de George Sand, de 1836 à 1839. À l’Andantino qui prélude, Nelson Goerner ménage une sonorité tendre, soigneusement pédalisée, qui génère un cantabile rêveur et caressant. Dans ce climat de rassurante douceur, la survenue du Presto con fuoco décoiffe définitivement l’écoute, quand bien même le cantabile revient, désormais dans l’inquiétude du pire. Ici, la gestion du contraste est simplement magistrale. Après le retour du trait Presto, l’Agitato prend toutefois un jour un rien confus, dans un fortissimo que n’épargne guère la percussivité de l’instrument. La touffeur de l’entame de la Ballade en la bémol majeur Op.47 n°3, qui occupe Chopin pendant l’été 1841 à Nohant, s’élève dès lors comme une consolation où l’on apprécie les talents de conteur et de coloriste du pianiste. Conclue à Paris en décembre 1842, la Ballade en fa mineur Op.52 n°4 paraît ici la plus aboutie des quatre par la variété des rivages auxquels elle dépose l’auditeur et par l’invention dont elle fait preuve. De fait, l’artiste accorde un soin jaloux à chacun de ses aspects, au service d’un abord sensible et inspiré.

Une dizaine d’années plus tard, l’ami et confrère austro-hongrois s’attelait à sa Sonate en si mineur (1853), également dédiée à Schumann. Elle sera créée à Berlin en 1857 sous les doigts d’Hans von Bülow qui, ce jour-là, portait sur les fonts baptismaux un nouveau grand Bechstein de concert. C’est cette œuvre ô combien fameuse et redoutablement virtuose que Nelson Goerner a choisie comme seconde partie de son récital parisien. Quittant la vocalité belcantiste, qu’on pourra dire mondaine, du Franco-polonais pour le chant spirituel, voire mystique, de Ferenc Liszt, le pianiste s’ingénie à en valoriser le dessin précis tout en magnifiant sa teneur atmosphérique. Ménageant au Lento liminaire ce qui doit lui revenir de cérémoniel, le musicien engage vaillamment son jeu dans l’Allegro moderato dont il souligne la fantaisie satanique. Loin d’abuser de la pédalisation, comme ce fut parfois le cas durant le premier volet de la soirée, il la circonscrit très rigoureusement selon la notation, elle-même très indiquée. Il en va de même du travail de la nuance qui, sans austérité véritable, s’en tient à une ciselure scrupuleuse qui n’enlève rien à l’impulsion toujours bien menée comme à l’imagination cheminant à travers l’incessant foisonnement de ce monument pianistique. Hâte de retrouver tout cela, en sans doute plus convainquant encore, dans le prochain enregistrement de Nelson Goerner (à paraître sous label Alpha Classics) !

BB