Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Nikolaï Lugansky
hommage à Sergueï Rachmaninov

Festival de la Grange de Meslay
- 10 juin 2023
Nikolaï Lugansky joue Rachmaninov au Festival de La Grange de Meslay...
© gérard proust | la grange de meslay 2023

Ce n’est pas sans quelque émotion que l’on se rend aujourd’hui dans un haut lieu de musique chargé d’histoire. D’abord, celle du site en lui-même : cette ferme monastique fortifiée, dans laquelle on pénètre par un somptueux portail, fut érigée à quelques kilomètres de Tours durant le premier tiers du XIIIe siècle, sous autorité de l’abbaye de Marmoutier ; reconstruite deux siècles plus tard après avoir subi le feu pendant la Guerre de Cent Ans, elle serait, dans la nouvelle logique révolutionnaire, vendue en 1791 à l’architecte tourangeau Derouet-Picault et ne retournerait plus dans les domaines de l’Église. Enfin, son histoire musicale, plus connue : au début des années soixante (du siècle passé), Sviatoslav Richter découvre la grange lors d’une promenade effectuée dans la région à l’occasion d’un récital qu’il donne à Tours ; alors que la charpente abrite encore les ballots de foin et que volailles et cochons vivent leur innocente vie dans la cour, le grand pianiste ukrainien imagine de créer là un festival. Ainsi ses Fêtes musicales de Touraine virent-elles le jour dès le mois de juin 1964 – le mélomane avisé sait la suite.

À l’aube des soixante printemps du Festival de la Grange de Meslay, nous nous installons sous sa majestueuse charpente pour retrouver Nikolaï Lugansky [lire nos chroniques des 12 mars et 11 septembre 2003, du 27 juillet 2004, des 27 avril et 10 novembre 2005, du 22 juillet 2007, du 28 juillet 2008, des 6 mars et 2 août 2009, enfin du 17 octobre 2018]. Au lendemain de l’intégrale Rachmaninov qu’il a donné au Théâtre des Champs-Élysées en plusieurs soirées étalées sur la saison 2022/23, le musicien moscovite poursuit son hommage au compositeur, né il y a cent cinquante ans (et disparu il y a en a quatre-vingt), par des programmes qu’il consacre intégralement à son œuvre et qu’il donne ici et là, en tournée. Le menu de ce soir est très copieux, puisqu’il compte des extraits des Préludes Op.32 et des Études-Tableaux Op.39, tous les Moments musicaux Op.16 et la vaste Sonate en si bémol mineur Op.36 n°2 dans la version originale conçue durant l’été 1913, plutôt que dans sa révision de 1931, écourtée de plus d’une centaine de mesures – celle-ci sacrifie environ cinq ou six minutes de musique et, avec elles, les transitions ingénieuses entre les motifs principaux.

Dès le premier des Moments musicaux Op.16 que le jeune Rachmaninov (vingt-trois ans) écrit à l’automne 1896, on découvre la sonorité encore plus accomplie de Lugansky, affirmant une rondeur expressive féconde qu’aucun miel ne vient cependant enmièvrer. La tension de l’Andantino s’élève sans théâtre, de sorte que la survenue du thème à découvert prend un jour lapidaire qui happe l’écoute au plus intime. Après des variations à la fluidité confondante, l’Allegretto révèle un galop naturel, pour ainsi dire, loin des cavalcades plus ou moins asthmatiques qu’on lui fait souvent subir. Sévère et concentré, bien que dans une aura généreuse, Lugansky chante le rude chemin d’accords de l’Andante cantabile, avec une discrétion et une détermination qui fascinent. Passé la profonde tourmente du Presto, conservé dans une intériorité souveraine, une couleur lumineuse s’abat sur l’Adagio sostenuto, l’élégie gagnant une constance troublante dans le maintien savant d’une même tendreté de nuance. Enfin, la démesure lisztienne et la flamme schumanienne font triompher l’artiste à l’issue du Maestoso, ici idéalement exalté.

Et voilà que, sans claquement ni saillie, tombe la fameuse déflagration liminaire de l’Allegro agitato, signant l’identité de la Sonate Op.36 n°2. Indéniablement, la pensée du pianiste tient tout ce premier mouvement jusqu’aux moindres aléas de son écriture souvent fragmentée, semi-barcarolle impressionnante sans cesse contrariée. Le dépouillement, voire la nudité postérieure, concentre la charge émotionnelle dans la densité indicible du jeu. Au chapitre médian d’arborer dès lors son air de questionnement désabusé, ouvrant sur une romance nettement exprimée alors même qu’elle semble ne vouloir jamais naître, au fil d’un balancement que la haute inspiration de Nikolaï Lugansky rend presque nauséeux. Élan lyrique oblige, la conclusion s’inscrit déjà dans l’orchestralité du final. Une relative rudesse de caractère laisse entendre quelque chose des Prokofiev joués par ces doigts il y a une vingtaine d’année : si cette idée fera peut-être grincer certaines mâchoires, elle anime d’une évidente vérité un style qu’il ne convient guère de réduire dans un seul champ expressif. L’infernale fougue laisse pantois.

Après un bref entracte continue le programme-fleuve. C’est au second recueil de Préludes, l’opus 32 de 1910, qu’il emprunte maintenant, avec les cinq premiers numéros de cette série de treize. Une détente absolue est au service de la capricieuse houle de l’Allegro vivace, quand brume et paysage dessinent l’Allegretto qui s’ensuit, dans une pédalisation si précise et parcimonieuse que chaque attaque demeure salutairement définie : ainsi le contraste se love-t-il plus dans la nature des frappes que dans la nuance. Une clarté toute française, mariant peut-être Pierné à Debussy, illumine l’Allegro vivace en feux d’artifice, tandis qu’un Allegro con brio fort dru assène au territoire une révolution campanaire plutôt qu’une quelconque volée de cloches en guimauve. L’insaisissable méditation du Moderato fait décoller l’auditoire par-delà la charpente.

Après un premier cahier d’Études-Tableaux en 1911, Sergueï Rachmaninov en compose neuf autres en 1916 et 1917, qu’il publie trois ans plus tard sous opus 39. Nous goûtons la danse ancienne Allegro assai (n°4), dans une sonorité clarteuse qui en souligne le néo-classicisme ravélien – voilà qui donne envie d’entendre Nikolaï Lugansky jouer Le tombeau de Couperin. Succédant à l’Appassionato (n°5), qu’on qualifiera de chopino-scriabinien, mélancolique à pleurer, l’Allegro (n°6) génialement accidenté rend compte, dans un caractère rogue à souhait, de la modernité discrète de Rachmaninov. Délicate, strictement conduite et orchestrale sur la fin, l’interprétation de l’Allegro moderato (n°8) témoigne d’une musicalité flamboyante. La dernière page, Étude-Tableau en ré majeur Op.39 n°9 (Allegro moderato, tempo di marcia) distille la réminiscence classique dans une assise plus mafflue paradoxalement développée en élégance – cela tient du miracle. Généreux, le pianiste offre trois bis à un public qui n’a pas du tout envie de le quitter.

BB