Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Vadim Repin et Andreï Korobeïnikov
sonates de Claude Debussy, César Franck et Edvard Grieg

Festival de la Grange de Meslay
- 11 juin 2023
Vadim Repin et Andreï Korobeïnikov à La Grange de Meslay, 11 juin 2023
© gérard proust | la grange de meslay 2023

Après le fort bel hommage rendu à Sergueï Rachmaninov par Nikolaï Lugansky et l’éphémère installation d’un cabaret Schönberg-Weill par le soprano Raquel Camarinha accompagné par un excellent quintette [lire nos chroniques de la veille et du jour même], cette fin de semaine au Festival de la Grange de Meslay est couronnée par deux grand artistes russes. Si l’on a pu maintenir un suivi du pianiste moscovite Andreï Korobeïnikov [lire nos chroniques du 24 juillet 2009, du 11 janvier 2010, du 18 octobre 2013, enfin des 10 juin, 6 septembre et 14 décembre 2018], il n’en est guère allé de même avec le violoniste sibérien Vadim Repin dont le hasard du calendrier semble nous avoir privés depuis une dizaine d’années [lire nos chroniques du 10 décembre 2005, du 27 juillet 2006, du 3 décembre 2007, des 6 février et 20 octobre 2008, puis du 30 janvier 2013].

La soirée est ouverte par la Sonate en sol mineur écrite par Claude Debussy au cœur de la Première Guerre mondiale et créée à Paris au printemps 1917. Si le violon s’avère parfumé, pour ainsi dire, il n’emprunte en rien ce chemin de distance salonarde que souvent l’on rencontre lorsqu’il s’agit de jouer la musique française, comme si celle-ci était forcément dénuée de toute gravité – s’il est une œuvre grave dans le catalogue debussyste, c’est bien cette sonate. Dans une articulation très musclée, la partie pianistique s’affirme investie, incarnée même, dans ce flamboyant Allegro vivo. Par-delà un faux air amusé du motif d’introduction, l’Intermède ne déroge pas à la sévérité de l’interprétation, faisant entendre le Debussy de la scène des souterrains (Pelléas et Mélisande). Ainsi même le brio du Finale demeure-t-il dans cette âpreté particulière.

Trente ans plus tôt, Edvard Grieg composait sa Sonate en ut mineur Op.45 n°3 dont la première se fit à Leipzig en décembre 1887. Vadim Repin projette le son avec minceur dans l’Allegro molto ed appassionato, lui duquel on connut une sonorité pourtant si glorieuse. Aussi le lyrisme si personnel qu’on attend de lui n’est-il pas vraiment au rendez-vous. Après avoir vécu quelques difficultés physiques, l’artiste a remis en question sa technique et nous revient non pas amoindri mais différent – de fait, nous tous changeons dans cette vie, et sans doute convient-il donc de considérer le mouvement de chacun plutôt que de songer avec une inféconde nostalgie à d’autres moments. L’expressivité quasi acharnée d’Andreï Korobeïnikov mène bientôt à l’Allegro espressivo alla romanza, élégiaque rêverie dont on admire l’indicible délicatesse d’exécution, d’une tendresse continue. Et voilà que les deux musiciens s’engagent soudain à même échelle dans l’Allegro animato dont la fin emporte l’assistance.

Rendue publique à Bruxelles par son dédicataire Eugène Ysaÿe en décembre 1886, la Sonate en la majeur de César Franck est donc contemporaine de l’œuvre précédemment jouée. Après le bref entracte, on retrouve en son Allegro ben moderato un Repin plus concerné. Toujours présente quoi qu’il arrive, sa musicalité se décuple en un puissant romantisme, sur la ciselure très raffinée du piano, plus nettement encore dans l’Allegro qui s’ensuit. La mélancolie profonde du Recitativo gagne une élégance inouïe, quand l’interprétation de l’Allegro poco mosso ravit l’écoute. Dès lors, le violoniste semble inépuisable et offre une transcription de l’aria de Lenski (Tchaïkovski, Eugène Onéguine, scène du duel) très généreusement portée. Korobeïnikov et Repin remercie une seconde fois un public conquis par la gentiment sirupeuse Estrellita de Manuel Ponce dans la transcription de Jascha Heifetz.

Ainsi vient à son terme notre escapade dans un lieu proprement magique qu’animent le souvenir de Sviatoslav Richter mais encore l’énergie d’une équipe convaincue et très engagée, accompagnant l’audace et le savoir-faire de René Martin, maître d’œuvre de l’événement. Bravi tutti !

BB