Chroniques

par bertrand bolognesi

Robert Schumann | Das Paradies und die Peri Op.50
Chœur et Orchestre de Paris, Daniel Harding

Philharmonie, Paris
- 21 décembre 2016
à la tête de son Orchestre de Paris, Daniel Harding joue l'opus 50 de Schumann
© julian hargreaves

La première saison de Daniel Harding à la tête de l’Orchestre de Paris se poursuit au fil de vastes projets, comme cet oratorio composé en 1843 par Robert Schumann à partir de Lalla-Rookh de Thomas Moore (1779-1852), dans la version allemande d’Emil Flechsig (1808-1878) – écrite en 1813 et parue en 1817, la romance orientale de l’Irlandais inspirerait plus tard les librettistes Lucas et Carré pour l’opéra éponyme de Félicien David (1862) [lire notre critique du CD]. Quittant affres démoniaques et sommets goethéens qu’il fit entendre am Anfang [lire notre chronique du 18 septembre 2016], bien que conçus les années d’après, le chef britannique explore le conte initiatique. La grande rareté de l’œuvre dans nos salles fait assurément de cette soirée un événement, outre l’attrait du grand effectif instrumental avec chœur et sextuor de solistes vocaux.

Placé ce soir au parterre, loin des brumes du balcon, on apprécie la précieuse clarté du rendu instrumental, dès l’introit de la première partie, tendre Andante invitant le mezzo-soprano idéalement moelleux de Gerhild Romberger. La rupture haletante de tempo signe l’arrivée de la Péri (I, 2), Christiane Karg installée en avant-scène, livrant un chant d’une précision indiscutable mais desservi par le lieu d’émission – l’un des paradoxes acoustiques de la salle : quand les voix s’expriment entre l’orchestre et le chœur, c’est parfait au parterre mais inaudible au balcon, et lorsqu’elles sont en bas du plateau, elles parviennent aisément dans les hauteurs mais avec une réverbération encombrante et paraissent anormalement nasalisées aux oreilles qui leur font face. C’est le cas de l’excellent ténor Andrew Staples lors du récitatif suivant, Der hehre Engel. L’air de l’Ange (Dir, Kind des Stamms) est exemplaire de souplesse.

En explosant la métrique le génie schumanien pourrait ensuite poser quelque souci dans l’air. Il n’en est rien, la battue d’Harding balise comme naturellement le lyrisme de la Péri (I, 4). Staples rejoint le quatuor au cœur du dispositif – Kate Royal (soprano), Gerhild Romberger (alto) et un baryton-basse dont indéniablement l’on aperçoit la bouche s’ouvrir… à louer l’équilibre des voix, on parlera donc d’un trio, rehaussé par la fantaisie que l’écriture confie aux bois. La vaillance du chœur et l’autorité des cuivres propulsent l’oratorio dans une veine presque opératique, n’était la constante distance narrative dont jamais il ne s’affranchit – un rêve de tragédie antique, peut-être. Tout juste faudra-t-il déplorer le grave plutôt exsangue de notre ténor – mais aussi, Schumann confond presque les tessitures, comme dans le même passage (I, 7) où le baryton doit se faire basse. Bravo aux choristes de l’Orchestre de Paris, préparés par Lionel Sow, pour Weh, er fehlte das Ziel (I, 8) qui divise redoutablement les pupitres, livré avec un soin subtil. Le dernier numéro de la première partie bénéficie de cordes remarquablement douces, fondant bientôt les timbres dans la harpe de Marie-Pierre Chavaroche. Le final est amorcé par le fugato robuste du chœur, où surgit la pureté de la Péri, jusqu’à l’heureux « will kommen dorten! » à l’apothéose toutefois inaccessible à l’héroïne.

Car le propre de ce type de fable est de présenter plusieurs épreuves avant que son personnage central atteigne ce à quoi il aspire. Et la Péri de repartir vers d’autres aventures avant d’atteindre le Paradis. Les flûtes de la zweiter Theil ouvrent un nouveau chemin. On goûte la lumière précieuse du ténor, puis le velours du mezzo, avant un chœur des anges de saine discrétion. L’exactitude et la ductilité d’Andrew Staples dans le récitatif (II, 11) affirment une grâce véritable, à laquelle répondent hautbois et flûtes presque insolents, soudain gagnéepar un chœur volubile et bondissant – c’est ici que les virevoltes mettent à mal les violons dont momentanément l’exactitude ne se vérifie plus. L’accompagnato noté Langsam (II, 12 : Fort streift von hier das Kind der Lüfte) oscille entre Lied romantique et souvenir de Bach, dans une nuance au raffinement indicible où vient sonner un cor affable. Le quatuor de la prochaine séquence manque de sûreté. Nouvel accompagnato, pour Gerhild Romberger cette fois – superbe Im Waldesgrün am stillen See. De cet épisode central, encore saluera-t-on l’incroyable berceuse funèbre où se révèle Christiane Karg.

La Péri a droit à un troisième essai. La simple prière d’un enfant émeut aux larmes un criminel : ainsi s’ouvre enfin son paradis. Avant cet issu, les femmes chantent Allah, dans une ronde au chatoiement naïf (auquel l’actualité mondiale donne un jour tristement désuet). Après un air de ténor aux accents héroïques, choisissant courageusement les ossia aigus plutôt que les médiums (III, 19), nous retrouvons une Péri désormais en parfaite possession de ses moyens vocaux, dans un allegro frétillant (« …doch will ich nicht ruh’n… »). Passons sur Jetzt sank des Abends goldner Schein, l’air tant attendu du baryton, dont l’interprétation indigente déconcerte durablement – l’auditeur aura quelque difficulté à retrouver ses esprits dans la section suivante, conclue par un Mit ihrer Schwestern Worten wächst ihr Schmerz cruellement carentiel. De même le galop où se succèdent soprano, ténor et mezzo perd-t-il sonefficacitéquand l’Homme à y humblement déposer son émotion miraculeuse ne déglutit qu’un son sourd et pleutre (III, 23). La musicalité du chœur sait nous reprendre dans ses larmes sacrées. Introduit par un cor incertain, Es fällt ein Tropfen aufs Land édifie en prodige la fenêtre du ciel. Et la Joie d’éclater enfin, en un final chantourné mais sans pompe superfétatoire. Malgré les imperfections énoncées, l’exécution atteint son but dans l’ardent frémissement de l’ultime chœur.

BB