Chroniques

par bertrand bolognesi

Simon Boccanegra
opéra de Giuseppe Verdi

Opéra royal de Wallonie, Liège
- 25 juin 2022
Laurence Dale met en scène SIMON BOCCANEGRA (Verdi) à Liège
© j. berger | opw-liège

Cette soirée lyrique prend un tour particulier, lorsqu’on sait que Speranza Scappucci quittera ce soir l’Opéra royal de Wallonie dont elle est la directrice musicale depuis cinq ans. Très appréciée du public liégeois comme des musiciens et des choristes de l’institution, la cheffe romaine livre une lecture soigneusement ciselée de Simon Boccanegra dans la seconde mouture de 1881 (avec le livret original de Piave remanié par Boito). On en admire la tendresse orchestrale du prélude du Prologue comme l’engagement dramatique, sensible durant tout l’opéra, l’enthousiasme atteignant parfois un tel paroxysme que la fosse vient à couvrir les voix. N’y voyons point péché quand si puissante est l’approche, convaincue et convaincante, et quand la baguette se révèle par ailleurs des plus attentives à la respiration des chanteurs, dans une parfaite intelligence quant au style et à l’emphase induite. Les pupitres de l’Orchestre de l’Opéra royal de Wallonie semblent galvanisés par la saine exaltation d’une approche cependant sage quant aux tempi adoptés, de même que les artistes du Chœur qui, préparés par Denis Segond, signent, sur une excellente assise basse, des interventions puissantes et homogènes, toutes parfaitement musicales jusqu’en leur indéniable intensité. Après les saluts, Speranza Scappucci adresse des remerciements chaleureux à ses collègues comme aux spectateurs, ainsi qu’à feu Stefano Mazzonis di Pralafera qui lui fit confiance et auquel elle rend hommage. La musicienne [lire nos chroniques de Jérusalem, I puritani et La Cenerentola], partant dans l’immédiat diriger Attila – Verdi, toujours ! – à Covent Garden en version de concert, avec une distribution haut de gamme, tandis que Giampaolo Bisanti [lire notre chronique de Turandot], son successeur à Liège, ouvrira la prochaine saison de l’institution dès le 27 août.

Bien qu’y diffèrent les formats, le plateau vocal, non entravé par quelque extravagante option de mise en scène (nous y reviendrons), s’exprime au mieux de ses possibilités, signant dès lors une représentation dont la tenue du chant demeure l’essentiel. À deux voix venues du Chœur de l’Opéra royal de Wallonie sont confiés les petits-rôles de l’Ancella di Amelia, Anne-Françoise Lecoq à l’inflexion douce, et du Capitano dei Balestrieri, Xavier Petithan directionnel et efficace. En Pietro, l’exécuteur des basses œuvres du méchant de l’histoire, on retrouve la basse charnue, pour ainsi dire, de Roger Joakim, habitué de cette scène et toujours aussi fiable [lire nos chroniques de La fanciulla del West, La gazzetta, Manon Lescaut, Otello et Macbet].

Autres retrouvailles, avec le ténor Marc Laho dont la richesse du registre central et la vaillance générale viennent excuser un aigu souvent étroit et quelquefois même à court de moyens. Son incarnation d’Adorno reste toutefois crédible, par-delà l’attifement avec lequel on semble avoir trouvé plaisir à accuser les années [lire nos chroniques de Comala, La favorite, Guillaume Tell et Faust]. Fiesco de luxe à Lyon il y a quelques années [lire notre chronique du 7 juin 2014], Riccardo Zanellato prête une basse magistralement conduite au Doge inconsolable auquel succède Boccanegra. L’élégance du phrasé, le salutaire contrôle du vibrato et l’autorité naturelle signent une belle figure verdienne [lire nos chroniques de Luisa Miller, Mosè in Egitto, Norma, Don Carlo, Messa da Requiem et Attila]. Avec une palette expressive habilement cultivée, Lionel Lhote incarne toute en nuances un Albiani théâtralement noir comme l’enfer doté d’un baryton souple dont les volontaires aléas de couleur confèrent une troublante humanité au rôle [lire nos chroniques de La Traviata, Der Rosenkavalier, La Cenerentola, Manon Lescaut, Ernani, Béatrice et Bénédict, Werther, enfin de Cendrillon à Glyndebourne puis à Paris].

Aucun doute là-dessus, George Petean possède les atouts du rôle-titre ! D’un organe puissamment projeté, son Simon avance un chant à la ligne minutieusement construite, offrant des moments de plénitude d’une beauté confondante. Conjuguant cuivre et velours, le baryton roumain domine sans conteste la scène d’une présence attachante [lire nos chroniques d’Il trovatore, L’elisir d’amore, Rigoletto et Les vêpres siciliennes]. Enfin, cette dernière offre une véritable révélation. Soprano à l’intonation redoutablement aiguisée, à la surprenante malléabilité, à l’impact généreux et au timbre tour à tour impératif et caressant, Federica Lombardi campe une Amelia à couper le souffle – celui de l’auditeur, jamais le sien qu’elle a grand et qu’elle gère souverainement. La maîtrise de son art laisse pantois.

Après l’avoir connu chanteur nous le découvrions metteur en scène, il y a quelques années… C’est de Laurence Dale que nous parlons : il signe cette nouvelle production de Simon Boccanegra avec un métier sûr qui l’astreint à une fantaisie sagement circonscrite par son amour de la musique et des voix comme par son respect de l’œuvre. Avec la complicité de Gary McCann, il invite les protagonistes dans un palais sur une esplanade maritime, dont l’architecture monumentale et sévère renvoie clairement à la période mussolinienne – on pense aux gares édifiées durant l’ère fasciste (Santa Lucia de Venise, 1934 ; Roma Ostiense, 1938, etc.) et à ses grands palais administratifs (Uffici de Rome, 1939 ; Questura de Naples, 1940), Groviera en tête1. Après avoir donné le Prologue devant les grands portails de l’édifice, de part et d’autre de deux lions de marbre Renaissance jouant tristement à la balle à la façon des leoni medicei, le spectacle, par le biais d’une tournette, investit l’apparat du siège des Doges où s’affiche un art déco arrogant jusqu’en ses atlantes-torchères athlétiques et sa verrière démesurée. Régies par John Bishop, les lumières magnifient ce décor impressionnant concentré sur le lieu de l’exercice du pouvoir. Dessinée par Fernand Ruiz, la vêture mélange les époques à la faveur des parures de la fonction dans l’appareil d’État. Dirigeant l’action de main légère, le maître d’œuvre fait confiance aux artistes et à la partition, ce qui s’avère probant.

BB

1 Palazzo della Civiltà Italiana, conçu en 1938 par les architectes Giovanni Guerrini,
Ernesto La Padula et Mario Romano ; il est aujourd’hui occupé
par la maison de couture italienne Fendi