Chroniques

par bertrand bolognesi

Tosca
opéra de Giacomo Puccini

Opéra de Marseille
- 9 avril 2005
© christian dresse

D’habitude, le public s’installe, la lumière de la salle décroît, le maestro entre dans la fosse, on l’applaudit, il salue puis, après un bref instant de concentration, la musique commence et le rideau se lève. Ce soir, pas de rideau à lever. Le plateau nu, austère et clos est peu à peu investi d’uniformes et d’imperméables. La salle est encore éclairée lorsque, dans le silence, un condamné est prestement amené, mains liées dans le dos. On le jette à terre, on recouvre son visage d’un méchant sac de toile. Une brigade installe un escabeau, des chaises, divers éléments, tandis que du plafond descend une énorme colonne. Au fond, le mur gris se lèvera dès les premières mesures de l’opéra de Puccini, laissant apparaître le cœur d’une église baroque dont trois martyres picturaux plantent le décor. Jusqu’à mi-hauteur, une bâche opaque isole la scène du lieu de prière, tandis que se laisse deviner côté cour le pieux ouvrage de Cavaradossi. Les sinistres apparitions font alors place au Consul de l’ancienne république romaine – et au sujet.

Dans sa mise en scène, Uwe Eric Laufenberg érige en principe cette façon de présenter les choses : à leur retour du premier entracte, les spectateurs découvriront directement les personnages dans le salon années trente qui figure le cabinet du chef de la police, de même qu’après le second, les préparatifs d’une exécution – action qui hante toute la soirée – surgiront du sol par une trappe ménagée sur une scène sans issue. A travers les fausses tentures de l’Acte II se laisse deviner la torture qu’on inflige au peintre – il est toujours préférable de laisser l’imagination du public s’en charger : elle invente des monstruosités inégalables –, tandis qu’au suivant le terrible mur gris libère le lever du jour sur la ville éternelle, dominée par l’imposant revers d’une gigantesque statue d’archange guerrier.

On l’aura compris : l’option de cette coproduction de Bruxelles et Genève présentée ce soir à Marseille met l’accent sur la dictature, situant l’intrigue dans la Rome fasciste. Et si l’entrée de Scarpia et de ses sbires découvre le décor du premier acte, c’est pour révéler une conjugaison autoritaire, celle du pouvoir politique à celui du Pape. Avec grand soin, la mise en scène – réalisée ici par Sybille Wilson – construit chaque personnage, jusqu’à donner une profondeur psychologique inédite à des rôles secondaires qu’on ne prend jamais la peine de traiter : ainsi Spoletta, ayant à se venger des insultes que lui valurent la fuite d’Angelotti, renverra-t-il les soldats pour, d’une balle de revolver dans la nuque, se charger lui-même de Mario.

Si, à la tête d’un Orchestre de l’Opéra de Marseille relativement approximatif, la lecture d’Ivan Anguélov ne convainc pas, la distribution vocale est en revanche tout à fait satisfaisante. Alain Gabriel est un Spoletta honorable, Christophe Fel un sacristain très sonore au chant bien mené, et Frédéric Caton un Angelotti particulièrement crédible, doté d’un aigu cuivré et d’une belle présence. Malheureusement, Jean-Philippe Lafont ne semble pas au mieux de sa forme – ce sont des choses qui arrivent, et qui n’enlèvent rien au grand artiste qu’il est –, donnant un Scarpia avantageusement puissant dont le vibrato est incertain, le grave absent, et les intervalles souvent imprécis.

Quant aux amoureux, ils sont admirables. Tout d’abord, Catherine Naglestad présente une Tosca magnifique, tant vocalement que physiquement : la voix est grande et très égale, dotée d’un grave confortable, le chant est toujours nuancé, avec un legato irréprochable, et l’artiste s’avère bonne comédienne, construisant un personnage attachant, bien qu’un effort de diction soit souhaitable. Enfin, nous retrouvions Giuseppe Gipali, entendu à Montpellier dans L’Arlesiana en janvier, dans La Rondine de Toulouse le mois dernier : encore prudent au début à l’Acte I, son Mario prend vite de la couleur, la voix trouve son espace dès la première rencontre avec Tosca ; et quelle voix ! L’aigu est lumineux, la technique évidente, et le rôle chanté avec une souplesse extraordinaire ; le public marseillais ne se trompe pas en l’acclamant après un bouleversant E lucevan le stelle. Des trois productions vues ces derniers mois [lire nos chroniques du 10 février à Bordeaux et du 3 mars à Montpellier], Naglestad et Gipali forment incontestablement le couple dont on se souviendra.

C’est une belle Tosca que nous venons de voir, s’achevant sur l’image poignante d’une héroïne qui se jette dans le vide depuis l’aile titanesque d’un archange de bronze.

BB