Dossier

entretien réalisé par bertrand bolognesi
paris – 23 mai 2009

Aaron Einbond | What the Blind See
portrait du compositeur autour d’une œuvre

Dans trois semaines sera créé What the Blind See, nouvelle œuvre du jeune compositeur américain Aaron Einbond, par l’ensemble L’Instant donné, au Centquatre, dans le cadre du Cursus 2 de l’Ircam. Né à New York en 1978, Aaron Einbond fut élève de Julian Anderson, Edmund Campion, John Corigliano, Cindy Cox, Mario Davidovsky Robin Holloway, Andrew Imbrie, Philippe Leroux, Jorge Liderman, Yan Maresz et John Thow, à l’Université de Berkeley (Californie), au Royal College of Music de Londres, à l'Université de Cambridge et à l’Ircam où il achève actuellement un cursus de composition et d’informatique musicale.

En quoi votre nouvelle œuvre, What the Blind See, qui sera créée le 13 juin au Centquatre, s’intègre-t-elle dans la thématique du festival Agora ?

Elle s’y inscrit assez évidemment, en fait, puisqu’elle fut précisément conçue dans l’interdisciplinarité. Il s’agissait pour moi de me lancer dans un travail de recherche, d’intégration des nouveaux outils rendus disponibles par l’Institut, tout en développant une collaboration extérieure, extérieur étant à entendre à la fois comme l’en-dehors de l’Ircam et l’en-dehors de la musique. Les œuvres qui seront proposées pour ce Cursus 2 sont signées par six compositeurs qui, tous, auront travaillé avec d’autres artistes. L’un avec un chorégraphe, l’un avec un vidéaste, etc. C’est mon cas, puisque j’ai pu croiser les intérêts d’étudiants du Fresnoy / Studio national des arts contemporains de Lille. Lorsqu’on est à l’Ircam pour un an, on développe nécessairement une vraie relation avec ses acteurs, à l’inverse d’un compositeur en production qui n’y serait que quatre ou six semaines, par exemple.

le compositeur américain Aaron Einbond photographié par Bertrand Bolognesi
© bertrand bolognesi

Comment s’élabore un projet comme le vôtre, induisant plusieurs domaines ?

Pour moi, le fait de parler de musique avec un artiste non-musicien fut très formateur. Avant la rencontre avec Pierre Edouard Dumora, le vidéaste de ce projet, nous nous intéressions tous les deux à l’esthétique des images scientifiques, nous passionnant pour les travaux photographiques de l’École de Düsseldorf, bien sûr. Au lieu de proposer ce travail comme une recherche, nous avons souhaité exactement l’inverse : penser la science comme possible vocabulaire artistique. Une approche modulaire de la collaboration s’est ensuite rapidement imposée, favorisant une chose pouvant prendre plusieurs formes plutôt qu’une grande installation unifiée.

Film et musique se sont donc élaborés de part et d’autre ?

En quelque sorte. J’ai écrit une pièce chambriste – pour alto, clarinette basse, harpe, piano, percussion et électronique – et il a réalisé le film. Ce n’est pas une musique pour une projection, de même qu’il ne s’agit pas d’un film pour un concert. Si l’on n’en connaît pas l’origine musicale, le film est relativement abstrait. De même ma partition se comprend-elle mieux si l’on a vu le travail du vidéaste. Mais chaque œuvre peut être abordée seule, indépendamment de l’autre qui l’a nourrie et qu’elle a nourrie. De là l’idée de résidu.

C’est-à-dire ?

Livrer un projet dont on ne saisira pas tout en une fois. Mettre des images derrière les musiciens, sans chercher à fermer les images, à faire croire que le travail serait abouti. De même a-t-on fait un son pour le film sans qu’il s’agisse d’un son abouti. Tout demeurera à l’état d’allusion. Chacun peut aller plus loin dans son propre domaine, tout en laissant la question en suspens : comment voit-on le film sans la musique et inversement ? Le film est regardé dans son écoute d’une musique qui elle-même le regarde.

What the Blind See – en français Ce que l’aveugle voit – : pourquoi ce titre ?

Pierre Edouard Dumora l’a retenu d’un article d’Oliver Sachs. Nous avons travaillé avec un non-voyant, Franck Debrobecque, comédien amateur. Le film se situe entre documentaire et fiction. Mais nous ne souhaitions ni traiter de la cécité ni faire un portrait de cet homme. Ce n’était pas le sujet. Simplement, nous avions à l’idée que la pièce musicale pût être entendue en son imaginaire, d’aller vers les talents particuliers de Franck. Un aveugle perçoit différemment l’environnement, de sorte que certains sens peuvent être plus développés que d’autres : c’est en cela que l’on peut parler de talents. Franck est donc le troisième collaborateur du projet, pensé comme tel, lui apportant son savoir propre. Il a lui-même une grande connaissance de la musique contemporaine, si bien que nous avons énormément dialogué sur l’écoute qu’il en a, sur les mystères de sa perception. Tout notre travail fut fécondé par cette omniprésente métaphore cachée. En même temps, cette perception particulière reste du domaine commun entre ceux qui voient et ceux qui ne voient pas.

Quelle est la facture de votre nouvelle œuvre ?

Elle puise en partie son matériau dans deux pièces précédentes : Temper pour clarinette basse et électronique, autour de laquelle nous nous sommes rencontrés à Nice il y a bientôt trois ans [lire notre chronique du 15 novembre 2006], et Beside Oneself, conçue pour alto et électronique à l’Ircam, l’an dernier. What the Blind See est un descendant croisé de ces deux pièces, si bien que l’idée de la modularité évoquée plus haut se trouve ici filée de l’intérieur. L’alto et la clarinette basse y prennent un rôle presque soliste. J’ai également travaillé sur les sons concrets – dans le sens historique du terme –, en essayant de les traiter dans une démarche strictement construite, rigoureusement calculée – ircamienne, si l’on peut dire. Le matériau n’est pas spécifiquement ircamien, le traitement l’est et le résultat, me semble-t-il, s’avère tout autre, mettant en perspective des outils formidables par mon expérience d’autres façons de faire (ma rencontre des habitus pris par les musiciens russes avec l’électronique, lorsque j’ai participé au Festival d’Automne de Moscou, tout dernièrement, par exemple), non parisiennes, non françaises, même, pas forcément plus américaines pour autant, d’ailleurs.

Comment s’est passée votre rencontre avec L’Instant donné ?

L’Instant donné est un jeune ensemble de grande qualité qui, avec ardeur et enthousiasme, souhaite accompagner durablement les compositeurs. Nous avons travaillé dans une saine liberté et put créer une matière sonore particulière, à partir de sons proches, microscopiques, si l’on peut dire. Car, dans What the Blind See, j’ai beaucoup utilisé les microphones de contact, très proches de la formation du son. Cela induit une certaine contrainte pour les instrumentistes, et donc une souplesse choisie.

Dans quel but ?

Je vous donne un exemple. Le percussionniste frotte une pomme de pin contre la peau d’une grosse caisse. Qui perçoit cela comme tel, même en regardant le geste par lequel est produit le son ? Ce type de son n’est pas à proprement parler musical : il suggère un espace inconnu. La perception se trouve projetée dans un espace imaginaire. Dans le possible malentendu perceptif se retrouve l’interrogation sur ce qu’entend le non-voyant, vous l’aurez compris.