Chroniques

par laurent bergnach

Alessandro Scarlatti
Griselda

1 coffret 3 CD Harmonia Mundi (2003)
HMC 901805.07
Alessandro Scarlatti | Griselda

Comme il était courant à l'époque avec un livret à succès, La Griselda d'Apostolo Zeno fut plusieurs fois mis en musique. À la première tentative de Carlo Francesco Pollarolo (1701), succédèrent celles d’Antonio Maria Bononcini (1718), de Tommaso Albinoni (1728), d'Antonio Vivaldi (1735), etc. La version d'Alessandro Scarlatti fut représentée au Théâtre Capranica de Rome, en 1721. Son librettiste régulier, le prince Ruspoli, remania le texte original, supprimant des personnages ou au contraire donnant plus de place aux rôles secondaires, changeant des vers de Zeno... Ce fut le cent quatorzième et dernier opéra du compositeur, avant sa mort survenue le 22 octobre 1725.

Ceux qui ont lu Le Décaméron de Boccace reconnaîtront une des traces littéraires de cette histoire. Gualtiero, roi de Sicile, a pris pour femme une bergère nommée Griselda. Le peuple n'a jamais accepté cette union indigne et le roi est obligé de répudier sa femme. Mais, comme il avait déjà fait semblant de livrer à la mort leur fille Costanza, le roi va éloigner son épouse pour mieux la reconquérir, c'est-à-dire avec l'accord de ses sujets. Son ami Corrado, qui tantôt avait pris en charge Costanza, ramène en Sicile la jeune fille où elle est présentée comme la future reine du pays. Les intrigues parallèles se mettent en place alors : tout en acceptant le mariage, Costanza souffre d'être séparée de son amoureux Roberto tandis que sa mère Griselda, retournée vivre dans sa cabane sylvestre, doit repousser sans cesse le courtisan Ottone, amoureux d'elle depuis toujours et qui voit là une chance unique de la conquérir. Costanza rencontre Griselda par hasard et, émue par son sort, en fait une servante qu'elle ramène au château. Après l'avoir chassée, Gualtiero n'épargne pas à Griselda la préparation des futures noces et, épreuve ultime, lui annonce qu'il l'offre en mariage à Ottone. Griselda, qui a tout supporté par amour, réclame la mort plutôt que de donner son cœur à un autre. Finalement, la vertu de cette femme apparaît aux yeux de tous et – assurance suprême de bonheur – Ottone avoue avoir poussé artificiellement le peuple au soulèvement, dans l'espoir de cette répudiation. Tout finit bien, pour la mère comme pour la fille.

Scarlatti a recherché un équilibre (entre héroïque et pastoral, action et réflexion, etc.) dans ce qu'il pressentait peut-être comme son dernier grand ouvrage. Compositeur vieillissant, il voyait d'un mauvais œil le style léger et superficiel qui avait cours – celui d’Adolf Hasse, par exemple – alors que lui-même n'avait pas vraiment rencontré le succès ces dernières années. C'est peut-être par défi qu'il a composé cette œuvre originale pour un ensemble assez réduit, avec un texte qui possède ses propres qualités littéraires (il y a un dépouillement très moderne qui va a l'essentiel, avec une poésie minimaliste) et en recherchant une vraie psychologie de personnages (avec attribution de tonalités respectives). Le côté spectaculaire de certains opéras baroques n'est donc pas de mise ici, mais plutôt la recherche de l'épure, apportant un soin minutieux à l'écriture de récitatifs qui se distinguent avantageusement du passe-partout habituel.

Dans cette œuvre qui évoque la soumission des femmes, c'est Veronica Cangemi (Costanza) que l'on aura préférée. Son air Si con Amor mi sdegno (II, 9) ou son beau duo en canon – un des rares de cet opéra – avec Roberto (III, 9) suffirait à convaincre de la qualité de sa voix. En revanche,Dorothea Röschmann a beaucoup déçu, d'autant qu'elle incarne le rôle-titre. Malgré un beau timbre de soprano, la chanteuse miaule parfois sa douleur d'une voix tremblante et surjoue souvent de façon maniérée. Elle est parfaite dans les scènes de fureur – contre Ottone (I, 14) ou lorsqu'elle réclame la mort (III, 14) – mais n'arrive pas autrement au diapason de ses camarades qui sont plus retenus. Dans les rôles travestis, Silvia Tro Santafé (Ottone) et Bernarda Fink (Roberto) sont excellentes.

Lawrence Zazzo joue le monarque Gualtiero. On en viendrait à douter d'une fin heureuse tant le personnage repousse les limites de sa cruauté. La voix de Zazzo paraît un peu lointaine et éthérée au début, mais c'est sans doute parce qu'il faut se glisser dans la convention baroque d'un contreténor incarnant un monarque quand c'est une mezzo qui joue un courtisan... Kobie van Rensburg est un Corrado idéal. Sa voix de ténor est forte sans être envahissante, chaude sans être trop corsé. Ses chuchotements de la dernière scène sont un modèle de chant et de jeu délicat.

C'est avec beaucoup de tonicité, d'âpreté parfois (l'introduction), que l'excellent René Jacobs dirige l'Akademie für Alte Musik de Berlin dans une interprétation plus que recommandable de cette rareté.

LB