Chroniques

par jorge pacheco

Alessandro Solbiati
pièces pour piano

1 CD Stradivarius (2012)
STR 33909
Alessandro Solbiati | pièces pour piano

Le quatrième CD Stradivarius consacré au compositeur italien Alessandro Solbiati, regroupant cette fois-ci uniquement des œuvres pour piano seul et à quatre mains écrites entre 1981 et 2006, est à la hauteur de ce à quoi l'excellent label italien (responsable entre autres des enregistrements de Sciarrino et Gervasoni) nous a habitués. Les soixante-six minutes de musique que propose ce disque offrent un excellent échantillon de l'univers créateur et de l'évolution de ce musicien extrêmement prolifique (son catalogue dépasse les deux cents titres) – et malheureusement assez peu joué en France – dans l'instrument qui condense la quintessence de son art.

Né en 1956 et ayant étudié le piano (avec Eli Perrota) et la composition (avec Sandro Gorli et Franco Donatoni), Solbiati véhicule dans sa musique les merveilles de ce double berceau : d'un côté la fraîcheur et la naturalité que lui donnent le rapport direct à l'instrument, de l'autre toute la rigueur formelle de l'écriture (Solbiati enseigne aussi la Fugue au conservatoire Giuseppe Verdi de Milan), propriétés qui se conjuguent à la perfection dans chacune des pièces ici présentées.

Les seize Interludi (seize comme les lettres du nom de leur dédicataire Emanuela Piemonti), interprétés par le pianiste Alfonso Alberti, se situent dans le long sillage des miniatures pour clavier, tradition que Solbiati ne récuse point et qui se laisse voir dans la référence à Mendelssohn (Interludio VIX, Fuga Felix) et à Ligeti (Interludio XV, Omaggio a György Ligeti). Construites sur un matériau unique ou combinant quelques idées dans une dialectique d'une étonnante clarté, ces pièces, qui semblent jaillir de la pure inspiration poétique de leur auteur, forment chacune une atmosphère particulière. Malgré leur courte durée, ces esquisses engendrent tout un univers à partir d'un presque rien et, souvent dotées d'une digression finale qui semble s'orienter vers de nouveaux horizons, on les croirait capables de se prolonger à l'infini. D'étranges motifs mélodiques, des harmonies chatoyantes rappelant parfois les merveilles d'un Debussy, des jeux de registres et de textures : tout semble se profiler naturellement dans un équilibre continuellement renouvelé. Pour leur force dramatique tout à fait théâtrale, citons l'Interlude XI « aux enfants de Beslan », où un murmure sourd dans le grave plonge dans une atmosphère sombre et inquiétante, ainsi que le mystérieux choral formé par un contrepoint d'accords dans l'Interlude I. Notons par ailleurs que des nombreux échos contribuant à l'unité de la grande forme se laissent entendre entre les différentes pièces du recueil, ainsi qu'entre l'Interlude III, Vivacissimo et le XVI, Il più veloce possibile.

Tout ce qui est de l'ordre de la fulgurance, de l'instant, dans les Interludi semble trouver sa forme dans une structure à grande échelle, s'épanouir dans la Sonata Seconda (2005) où nous retrouvons nombre d'éléments qui attiraient notre attention dans le précédent recueil. Un brillant accord de huit sons répété au début (rappelant l'Interlude I), que le compositeur laisse résonner tout au long de l'œuvre grâce à la troisième pédale, est la base harmonique de la pièce. Cet accord initial s'efface progressivement dans les sections intermédiaires, avant de revenir au premier plan vers la fin, doté, cette fois, d'un caractère apaisé et conclusif. On reconnaît dès l’abord la clarté presque narrative appréciée dans les Interludi, clarté vite brouillé par des irruptions et des interruptions de plus en plus violentes. Une deuxième partie construite sur le matériau mélodique de l'Interlude II mène progressivement à une section qui laisse entendre pour la première fois des harmoniques obtenus par la préparation à laquelle le piano fut soumis. Puis, le matériau harmonique ne cesse de diminuer pour donner lieu, vers les trois quarts de la partition, à une section uniquement construite sur des sons non déterminés surprenants et d'une grande violence. L'œuvre est interprétée par Emanuela Piemonti avec une intensité qui ne dédaigne pas la délicatesse et qui conjugue tension et mystère.

Les mêmes qualités narratives rencontrées dans la Sonata Seconda sont présentes dans Fêtes (2007), dans un caractère un brin plus extraverti. Un carillon qui ne cesse de s'interrompre et de recommencer, bientôt contrasté par des accords au caractère contemplatif dans le registre médium, domine la première partie de la pièce. Des sons « préparés » dans le grave font ensuite irruption, dans une atmosphère similaire à celle de la Sonata, mais totalement dénuée de violence. La fin nous réserve une belle rêverie construite sur une mélodie d'une naïveté enfantine dans l'extrême aigu, contrariée par l'étouffement de certaines cordes de l'instrument.

Like as waves (1981) pour piano à quatre mains, précédée d'un bref Preludio composé bien plus tard (2002), réunit les deux excellents interprètes pour conclure le disque. Le caractère angoissé de l'œuvre, dont le devenir est en permanence imprévisible, inexorable, et semble nous dépasser, trouve son explication, comme son titre, dans les premiers vers du Sonnet 60 de Shakespeare que voici traduits par Victor Hugo : « Comme les vagues se jettent sur les galets de la plage, nos minutes se précipitent vers leur fin, chacune prenant la place de celle qui la précédait ; et toutes se pressent en avant dans une pénible procession ».
À l'instar du temps qui passe, le matériau de la pièce ne revient jamais en arrière. Différents éléments s’accumulent dans la « pénible procession », figurée par un flux musical vertigineux qui ne s'arrête qu'à de rares moments, pour reprendre ensuite son rythme effréné. Paradoxalement, le motif initial de l'œuvre, fugace et éphémère, est en permanence transformé et ne revient jamais sous sa forme originale, tout en restant reconnaissable, à l'image, peut-être, de notre propre évolution vitale. Une fin apaisée, contemplative et mystérieuse, jalonnée d'images figées comme des souvenirs d'enfance, conclut la pièce dans le calme.

La beauté des œuvres présentées, l'excellence des interprètes et une qualité de son exceptionnelle, peut-être même trop détaillée (ce serait intéressant de voir si les harmoniques que laisse entendre cet enregistrement seraient tant audibles dans une salle de concert) font de ce CD une excellente manière de s'initier au langage d'un des compositeurs les plus représentatifs de sa génération et d'apprécier, au passage, la santé dont jouit aujourd'hui la musique italienne.

JP