Chroniques

par laurent bergnach

Benet Casablancas
L’enigma di Lea | L’énigme de Léa

1 DVD Naxos (2022)
2.110712
"L'enigma di Lea" (2019), opéra de Benet Casablancas en création à Barcelone

Né en 1956 à Sabadell, Benet Casablancas compte parmi les compositeurs catalans les plus remarqués. Il a étudié la musique avec Friedrich Cerha et Karl-Heinz Füssl à Vienne, mais aussi la philosophie. La centaine d’œuvres à son catalogue témoigne d’un art libre, enraciné dans la modernité, offrant structure complexe et richesse de texture. En 2011, après avoir fréquenté les mots de Poe, Shakespeare et Klee – pour les plus connus –, le musicien suggère à l’écrivain Rafael Argullol d’écrire un livret d’opéra à partir de l’un de ses ouvrages. Au final, ils vont travailler sur un sujet original, qui reviendrait aux sources du théâtre grec ou de l’opéra italien sans favoriser le fragment, à la mode aujourd’hui. Le résultat est un conte mythique en trois parties de cinq scènes chacune, « une histoire dans laquelle réalité et mythe sont si étroitement entrelacés qu’ils ne font plus qu’un » (notre traduction du librettiste, qui évoque la genèse du projet dans la notice du DVD, lequel ne propose pas de sous-titre français).

Dans un âge lointain, pendant une danse d’abord anodine, Lea est l’objet d’une possession divine. Elle entrevoit l’immortalité et devient dès lors gardienne du secret. Un chœur de prêtres la place sous la surveillance de deux gardes, Milleocchi (Mille yeux) et Millebocche (Mille bouches), qui veillent à son respect du secret, sans ménagement (« Tu n’aimeras jamais, Lea, car tu es la putain de Dieu ! »). Poursuivant son errance dans l’espace et le temps, elle rencontre les trois Dames de la frontière qui prédisent la rencontre avec Ram, le somnambule. Ce dernier souffre d’avoir renoncé à ses sens en faveur de l’esprit. Lea promet de l’aider, mais elle ne le rencontre plus avant le XXIe siècle, alors qu’elle est prisonnière d’une institution pour marginaux. Ancien propriétaire d’un cirque, le grotesque docteur Schicksal supervise l’établissement qu’encadrent des Gardiens Philanthropiques (mi-policiers, mi-psychologues). Schicksal est sensible au mystère qui entoure la jeune femme, comme l’est à sa beauté un trio d’artistes, Miguel, Lorenzo et Augusto. Ram réapparaît, dans une ambiance érotique que protègent les trois Dames, au grand dam de Milleocchi et Millebocche, bientôt anéantis. Lea et lui s’étreignent, la femme maudite abandonnant son secret pour permettre à Ram de ressentir à nouveau. Un chœur de badauds s’offusque de ce que le couple encourage l’espoir infondé d’une vie autre que banale, mais les Dames de la Frontières concluent qu'avec ou sans Dieu, une lueur doit être accordée à l'humanité.

Filmée au Gran Teatre del Liceu (Barcelone), les 12 et 13 février 2019, cette création est mise en scène par Carme Portaceli avec un grand souci de lisibilité. La scène est quasiment nue, laissant toute sa place à la parole. Le scénographe Paco Azorin [lire nos chroniques de Manon Lescaut, Otello, Turandot et Maruxa] suggère un univers carcéral élargi à l’humanité entière, avec de hauts grillages industriels, plus quelques cages récurrentes, qu’éclairent Ignasi Camprodon – notamment avec des néons verticaux, à l’approche d’un dénouement plutôt intimiste et optimiste. Quant à eux, Ferran Carvajal se charge de la chorégraphie et Antonio Belart des costumes. Signalons également le travail vidéastique de Miquel Àngel Raió, même si la présente captation le gomme en privilégiant l’approche des personnages [lire notre chronique du 13 février 2019].

Dans le bref reportage qui accompagne le film, Benet Casablancas confie : « je voulais que la musique soit une sorte de tissu continu, de la première note de la flûte à la dernière, aussi pour la flûte, et qu'elle constitue une sorte d'espace de vie acoustique pour les voix » (notre traduction). Effectivement, le flux musical assez tendu tient le mélomane en haleine tout en valorisant une distribution vocale de premier choix, s’exprimant en italien. Allison Cook (Lea), José Antonio López (Ram) et Xavier Sabata (Schicksal) possèdent la puissance vocale et l’expressivité de jeu qui conviennent à leurs personnages hors normes. Le duo constitué par Sonia de Munck (Millebocche) et Felipe Bou (Milleocchi) met en valeur la virtuosité du soprano, aux suraigus fiables. Sabre au dos façon ninja, l’infaillible Sara Blach, Anaïs Masllorens d’une souple onctuosité et Marta Infante incarnent les Dames de la frontière, tandis que trois ténors donnent vie aux artistes attirés par Lea : David Alegret, Michele affuté, Antonio Lozano, Lorenzo d’une rondeur et d’une fermeté lyriques, enfin Juan Noval-Moro, Augusto aux fulgurances héroïques. Josep Pons dirige l’Orquesta Sinfónica del Gran Teatre del Liceu et le chœur maison avec un talent qui rend le spectacle d’autant plus troublant et inoubliable – notons que le chœur chante en catalan, soit dans la langue du pays accueillant l’ouvrage, selon le souhait du compositeur.

LB